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Comment l'Éthiopie a dû se résoudre à admettre l'implication de l'Érythrée au Tigré

Quatre mois après la fin de la guerre au Tigré, lancée par le gouvernement éthiopien contre la province rebelle du Nord, plusieurs rapports accusent les soldats érythréens d’avoir massacré des civils. Un dossier embarrassant pour le pouvoir éthiopien, qui avait jusqu’ici nié la participation de son voisin à son opération militaire.  

Le 28 novembre 2020, après quasiment quatre semaines de combats, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, annonce la victoire de l’armée contre le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), le gouvernement rebelle de la région du Tigré, dans le nord du pays. Le gouvernement éthiopien, qui vient de reprendre le contrôle de la capitale régionale Mekele, assure alors avoir pris toutes les précautions pour protéger les civils.

Depuis, plusieurs rapports internationaux ont révélé des massacres lors de ce conflit. Des exactions commises par des membres du TPLF comme par les forces gouvernementales, mais également par des soldats érythréens présents sur place aux côtés de l'armée éthiopienne. Un sujet particulièrement embarrassant pour le Premier ministre qui, après avoir nié farouchement l’implication de son voisin dans la guerre au Tigré, a dû se résoudre à admettre, mardi 23 mars, sa participation.

Près de cinq mois à "nier l'évidence"

Le 5 novembre 2020, lorsque le gouvernement éthiopien annonce "être entré en guerre" contre la région dissidente du Tigré, l’objectif militaire est alors de "maintenir la loi et l'ordre" et de "libérer le peuple tigréen" du joug du TPLF, que le pouvoir accuse d’avoir attaqué un camp militaire fédéral. Très vite, des témoignages révèlent la présence de soldats érythréens dans cette opération, pourtant présentée par le gouvernement comme une affaire nationale. À l'instar de Debretsion Gebremichael, président du TPLF, sur France 24 en décembre dernier. Un sujet particulièrement sensible, car si un accord de paix a été signé en 2018, la dernière guerre entre les deux pays (1998-2000) a laissé des traces et l’hostilité reste vive.

Comment l'Éthiopie a dû se résoudre à admettre l'implication de l'Érythrée au Tigré

Le TPLF, qui accuse l'Érythrée de prêter main forte au gouvernement éthiopien, lance, à plusieurs reprises, des roquettes vers sa capitale, Asmara. De son côté, le pouvoir éthiopien nie formellement toute implication de l’Érythrée dans l’opération en cours, dénonçant des "affirmations fausses et sans fondement" visant à faire passer la guerre au Tigré pour un "conflit régional".

"Malgré l’accumulation de preuves, et l’insistance des États-Unis et des Nations unies qui demandaient le retrait des troupes érythréennes du Tigré, le gouvernement éthiopien a farouchement nié l’évidence pendant près de cinq mois, dénonçant des 'fake news'", explique Roland Marchal, chercheur au Ceri/Sciences Po, contacté par France 24. Tout comme l’Éthiopie, l’Érythrée nie alors vigoureusement toute implication. En mars, par le biais de sa plateforme Eritrea Embassy Media, elle dénonce deux reportages, des médias britanniques BBC et Channel 4, sur les exactions des forces érythréennes au Tigré, affirmant, une fois de plus, que leurs soldats n'y sont pas présents.

Comment l'Éthiopie a dû se résoudre à admettre l'implication de l'Érythrée au Tigré

La volte-face d’Abiy Ahmed

Le 23 mars, la pression internationale a finalement raison du Premier ministre éthiopien. Il finit par reconnaître l’intervention militaire de son voisin, qu’il décrit comme une "faveur", sans préciser si elle est intervenue ou non à sa demande.

Le Premier ministre admet également que des exactions ont été commises par les soldats : "La guerre est destructrice, elle fait beaucoup de mal. Il y a eu des dégâts dans la région de Tigré. Malgré la propagande et les mensonges, des informations indiquent qu'il y a eu des viols et des pillages de propriétés."

"Les soldats érythréens ne sont pas les seuls à avoir commis des exactions, mais ils sont particulièrement brutaux et portent une lourde responsabilité dans les massacres, pillages et viols", juge René Lefort, chercheur indépendant spécialiste de la Corne de l’Afrique. "Un médecin de l’hôpital de Mekele a affirmé que les hôpitaux de cette ville et d’Adigrat, la deuxième ville du Tigré, ont traité plus de 500 femmes violées. Des témoignages indiquent que le viol a été utilisé comme arme de guerre."

"Abiy Ahmed était dans une impasse face à la pression internationale, analyse Roland Marchal. Il a été obligé d’ouvrir l’accès du Tigré aux ONG. Il a bien essayé de nier et de minimiser les faits mais face à la gravité des accusations, notamment celles portées à l'encontre des soldats érythréens, il a été forcé de changer de version."

Amnesty International accuse notamment les soldats érythréens de s’être livrés au massacre de plusieurs centaines de civils dans la ville d’Aksoum, au nord du pays, les 28 et 29 novembre. Selon l’ONG, les témoignages recueillis sur place "évoquent des actes constitutifs de crimes contre l’humanité". Des informations corroborées en partie par le rapport, publié mercredi, de la Commission éthiopienne des droits de l'Homme (EHRC), organisme indépendant, rattaché au gouvernement éthiopien, qui fait état de "plus de cent morts".

Position intenable

Décoré en 2019 du prix Nobel de la paix pour son action en faveur de la réconciliation de l'Éthiopie avec l'Érythrée, Abiy Ahmed se trouve aujourd’hui dans une bien mauvaise posture, forcé à un acte de contrition qui met en porte-à-faux son voisin et allié. "Il tente de minimiser l’implication de l’Érythrée en expliquant qu’elle protège sa frontière mais tout ceci est grotesque ; on sait que les deux dirigeants ont fait un pacte pour démolir le TPLF et que les forces érythréennes ont été engagées dès le début des combats", assure René Lefort. "Avec cette guerre, il a lancé un processus qui lui échappe. La résistance populaire reste forte au Tigré. Quel contrôle a-t-il sur les forces érythréennes présentes dans le Nord ? La situation est d’autant plus délicate que son admission des crimes érythréens au Tigré sera perçue comme une violation de ce pacte par le gouvernement d’Asmara."

"L’appui de l’Érythrée a joué un rôle militaire important dans la guerre d'Abiy Ahmed et il lui est aujourd’hui difficile de critiquer le voisin qui l’a soutenu", souligne Roland Marchal. "Certes, sa reconnaissance de la présence érythréenne et des exactions commises envoie un signal positif à la communauté internationale, mais elle témoigne en même temps à la face du monde du fait qu’il a perdu toute crédibilité. Il fédérait jusqu’ici une alliance avec l’ethnie amhara et l’Érythrée autour de la destruction du TPLF, l’ennemi commun, mais aujourd’hui, ils n’ont plus de raison de s’entendre. À l’intérieur comme à l’extérieur, sa position est très fragile."

Pour tourner la page de la guerre au Tigré, le Premier ministre a promis la tenue d’élections législatives en juin. Sur le terrain, la situation reste volatile ; les Nations unies ont appelé lundi à l’arrêt immédiat des attaques visant la population civile au Tigré, dénonçant de nouveaux cas de viols et de pillages dans la région.