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Le Covid-19 menace-t-il notre sécurité alimentaire ? Pour les spécialistes des scénarios d'effondrement de nos sociétés, il est temps de tirer les leçons de la crise sanitaire et économique provoquée par la pandémie. Constituer des stocks de nourriture et d’eau dans toutes les villes, repenser la globalisation agricole sans oublier les pays du Sud…Pour France 24, deux collapsologues reviennent sur la crise sanitaire qui secoue actuellement la planète.
Alexandre Boisson et Stéphane Linou, deux experts interrogés par France 24, viennent d'horizons totalement différents. Stéphane Linou est conseiller municipal de Castelnaudary (dans l'Aude, Occitanie), consultant en gestion des risques et auteur du livre-enquête "Résilience alimentaire et sécurité nationale" (auto-édition).
Alexandre Boisson est un ancien policier du Groupe de sécurité du président de la République. Il a quitté la police en 2011 et a créé SOSMaires.org afin de conseiller les élus sur les risques à venir.
Dans cet entretien croisé, Alexandre et Stéphane partagent leurs réflexions sur la sécurité alimentaire en temps de crise et apportent des solutions locales, politiques, écologiques, administratives, économiques mais aussi militaires.
France 24 : Votre hypothèse sur la ville comme échelon idéal pour gérer la sécurité alimentaire est-elle validée par ce que nous venons de vivre ?
Alexandre Boisson : La crise n'est pas terminée. Toutefois j'insiste sur le fait qu'il ne faut pas attendre le drame pour dire que Cassandre avait raison. Il est urgent que les grandes villes se coordonnent dès maintenant avec des communes rurales afin d'avoir des fournisseurs de vivres dans un rayon n'excédant pas 100 km. Plus de la moitié des communes rurales françaises comptent moins de 500 habitants. Et ces communes peuvent surproduire pour les villes actuellement incapables de dégoudronner leurs rues ou débétonner leurs espaces afin de retrouver des surfaces à cultiver. Les villes ont besoin de "roues de secours" alimentaires en cas de crise systémique.
Stéphane Linou : Il faut reconnecter les villes à leur arrière-pays. D'ailleurs, les grands centres urbains sont appelés à se dégonfler avec l'augmentation du chômage et la contraction énergétique : les gens seront tentés d'investir les campagnes pour produire eux-mêmes leur nourriture. C'est une question de sécurité et de défense. La sécurité intérieure peut être impactée par d'éventuelles "émeutes de la faim" chez nous ! En effet, l'alimentation va connaître un "effet ciseau" dans les mois qui viennent : hausse des prix et baisse des revenus dues au chômage croissant. Pour des populations précaires actuelles et à venir, des jardins potagers doivent être mis en place dès maintenant.
Pour la sécurité extérieure, il faut éviter des "émeutes de la faim" dans les pays fragiles, sachant que le fondamentalisme religieux arrive plus facilement dans des lieux où les gens sont affamés. En France comme partout ailleurs dans le monde, les modèles agricoles doivent emprunter, en bénéficiant d'un accompagnement technique adéquat et financé, le chemin vers des modes de production qui permettent la régénération des sols.
J'ajoute que les réformes de la Politique agricole commune doivent désormais inclure le sujet de la prévention des troubles à l'ordre public liés à la délocalisation extrême des productions agricoles indispensables à l'Europe. Aller vers plus d'autonomie des régions européennes implique de maintenir dans un premier temps des "exportations de sécurité", tout en stoppant les exportations-dumping qui déstabilisent les marchés étrangers et fabriquent des migrants à moyen terme.
Quels enseignements cette crise du Covid-19 apporte-t-elle au projet de résolution de la sénatrice Françoise Laborde intitulé "Résilience alimentaire des territoires et sécurité nationale", qui n'a pas été adopté ? Pouvez-vous en rappeler les grandes lignes ?
Stéphane Linou : Cette proposition de résolution du 12 décembre 2019 était un premier pas vers le traitement de ce sujet par les parlementaires. Basé sur mon livre-enquête portant le même nom, il alertait le gouvernement sur notre vulnérabilité alimentaire et sécuritaire en cas d'événements de force majeure et proposait de mettre en place une stratégie de "territorialisation" des productions alimentaires, d'établir une cartographie des flux de production et de développer une culture du risque. Il incitait le gouvernement à présenter un projet de loi de sauvegarde du foncier agricole, à engager une révision de la loi de programmation militaire et à intégrer la notion de résilience alimentaire des territoires dans la loi de modernisation de la sécurité civile.
Le 12 décembre dernier, lorsque la sénatrice a défendu au Sénat ce projet de résolution. Il n'a manqué que 16 voix pour que le texte soit adopté ! Toutefois, nous avons reçu le soutien du groupe parlementaire LREM, qui en a validé les analyses et les orientations. Notre action était prémonitoire et elle a peut-être inspiré le président de la République, le 12 mars 2020, lorsqu'il a déclaré que "déléguer notre alimentation" était "une folie" et qu'il fallait "reprendre le contrôle" dans ce domaine. Nous espérons que les actes suivront ses paroles.
Pourquoi selon vous, Stéphane Linou, seuls les militaires et les paysans possèdent une vision à long terme des problématiques de sécurité alimentaire ?
Stéphane Linou : Je dirais plutôt que les "bérets", les "casquettes" et les "képis", c'est-à-dire les paysans, les préfets et les militaires, "tiennent la boutique" et ont le temps long en tête, contrairement aux politiques qui ne font que passer. Hélas, les trois catégories citées ne sont pas écoutées dans leurs alertes, et les politiques, aujourd'hui devenus esclaves du "temps court" et adeptes de la religion du "tout dérégulé", même pour ce qui relève de l'essentiel, ne jouent pas leur rôle dans la définition et la protection du domaine stratégique qu'est l'alimentation.
Le lien entre alimentation et sécurité est pourtant le plus vieux sujet du monde ! Je m'emploie à dépoussiérer tout cela depuis 20 ans. Il semble que nous ayons à faire à un aveuglement face à la vulnérabilité de l'approvisionnement alimentaire… C'est d'autant plus curieux qu'autrefois, garantir les conditions d'un minimum de sécurité alimentaire était un pilier de la légitimité des dirigeants. Dans cette logique, la sécurité alimentaire devrait répondre aux besoins par une chaîne résiliente, allant du foncier au consommateur, en passant par les producteurs, le stockage, la transformation, les transports et la distribution…
Il serait donc temps de s'interroger sur notre "talon d'Achille alimentaire", où même les campagnes sont actuellement incapables de subvenir à l'alimentation des ruraux ! L'époque où les fermes étaient nombreuses, autonomes et diversifiées, est révolue et fait désormais partie des images d'Épinal. Or, il n'existe pas d'ordre public sans accès pérenne et totalement sécurisé à la nourriture…
Comment réaliser cet inventaire des ressources alimentaires stratégiques de notre pays que vous appelez de vos vœux, Alexandre Boisson ?
Alexandre Boisson : Cet inventaire doit être effectué par les communes. Puis les données doivent être centralisées en préfecture. De là, il faut évaluer les efforts de production pour assurer la sécurité alimentaire. Un taux de nutriments minimum en glucide sur une période de deux semaines minimum doit être établi pour que notre système alimentaire ne connaisse jamais de rupture trop longue pouvant nuire à la paix publique.
Comment les brigades chargées d'entretenir les sols, d'après l'une de vos propositions, peuvent-elles agir dans le contexte actuel ? Les frontières étant fermées, les agriculteurs peinent à trouver des bras pour les aider. Pourquoi n'arrive-t-on à motiver des citoyens pour effectuer des tâches agricoles ?
Alexandre Boisson : C'est désormais au chef de l'État d'ordonner un plan de résilience alimentaire française. Ceci implique l'engagement de l'armée dans cet effort de défense nationale. Les analyses des militaires sont cruciales dans ce type d'opération. En effet, il s'agit aussi de maintenir des relations paisibles avec les pays que nous approvisionnons en matières agricoles et des pays dont notre agriculture dépend. Il ne s'agit pas de construire une résilience alimentaire française au doigt mouillé et entièrement locale, contre le reste du monde. Certains flux alimentaires, s'ils n'étaient plus livrés, entraîneraient des déstabilisations d'États et une insécurité croissante tant à l'extérieur de notre territoire qu'à l'intérieur. Par exemple, le blé livré à l'Afrique du Nord. Il faut donc veiller à ce que certaines exploitations agricoles, qui pourraient être stratégiques, ne soient pas réquisitionnées par un maire sans avis de la préfecture.
Mais il ne s'agit pas non plus d'envoyer nos militaires planter des patates ! Il y a beaucoup de civils qui ne demandent qu'à être formés, coordonnés. Ces civils doivent être sensibilisés à leur propre sécurité par l'Organisation territoriale interarmées de Défense (OTIAD) chargée de coordonner les moyens civils et militaires de défense dans l'une des sept zones de défense réparties sur l'ensemble du territoire national.
La réserve communale de sécurité civile, qui aide les équipes municipales en cas de crise, permet ensuite de mettre à disposition toutes les bonnes volontés. Avec la crise du Covid-19, il faut également que les autorités sanitaires contrôlent ces opérations.
Retrouvez les autres volets de cette série sur la sécurité alimentaire:
Des collapsologues préconisent de rompre avec la globalisation agricole (1/3)