
Le théâtre et la scène musicale sont durement impactés par la crise économique générée par la pandémie de coronavirus. La France, pays de festivals d'été, risque de perdre quelques-unes de ses plus belles étoiles. Artistes et producteurs réclament des aides pour traverser ce tsunami culturel.
Sept semaines sans un seul mot pour eux. Les artistes, producteurs, musiciens et autres intermittents du spectacle se sont sentis abandonnés par l'État. Jusqu'à ce que la parole fût. Le président de la République s'est finalement adressé à la grande famille de la culture, mercredi 6 mai. Il a dévoilé les premières lignes d'un grand plan, dont la mesure la plus emblématique est le prolongement jusqu'au 31 août 2021 des droits à l'assurance chômage pour les intermittents du spectacle.
C'était le minimum attendu par la communauté artistique. D'où une certaine déception, voire une colère à peine rentrée. "J'ai été sidéré par son discours, peste Jean-Michel Ribes, directeur du Théâtre du Rond-Point à Paris, l'un des grands lieux de la création contemporaine. Il nous demande d'être inventif, mais c'est ce que nous avons toujours fait. Et lui qu'a-t-il inventé ? Son intervention était pleine de poncifs et de clichés." Le Théâtre du Rond-Point reçoit 35 % de subventions publiques, le reste de son budget vient essentiellement de la billetterie à l'arrêt depuis deux mois. Comment dans ces conditions assurer le maintien des 70 emplois ? "C'est simple, nous sommes au bord du gouffre. Sans soutien, nous sommes morts avant la fin de l'année. "
Gilets jaunes, grèves des retraites, Covid-19 : les années noires s'enchaînent
Après les mauvaises passes dues aux manifestations des Gilets jaunes fin 2018, puis des manifestations contre la réforme de la retraite fin 2019, la culture subit un nouveau coup dur avec le Covid-19. Ce dernier choc pourrait lui être fatal car la saison s'est brusquement arrêtée début mars 2020. Le producteur des "Franglaises", Christian Bourgaut, se réjouissait du succès de son spectacle, l'un des plus courus de Paris. "Je ne sais pas si le spectacle pourra reprendre en septembre, explique-t-il. J'ai réservé la salle de Bobino jusqu'en janvier 2021."
Le public sera-t-il au rendez-vous ? Faudra-t-il respecter des gestes barrières recommandés par le rapport de l'infectiologue François Bricaire remis au président de la République vendredi 1er mai ? Deux sièges entre chaque spectateur, port du masque obligatoire, distance entre les acteurs sur la scène… À Bobino, qui comprend 900 places, le spectacle n'est rentable qu'à condition de remplir la salle à 65 %. Christian Bourgaut voit mal comment rentrer dans ses frais avec de telles contraintes. Il y a beaucoup trop d'inconnues dans cette équation pour pérenniser sa société dont le chiffre d'affaires (entre 6 et 10 millions d'euros) devrait chuter de 60 %. Lui aussi vit avec l'angoisse d'un dépôt de bilan avant la fin de l'année qui mettrait 20 salariés sur le carreau.
Les annonces de Macron déçoivent
La désillusion est aussi forte du côté de la scène musicale, où les faillites menacent de nombreux festivals et sociétés de production. "C'est une catastrophe sans précédent", pointe Luc Gaurichon, président de Caramba Culture Live, l'un des premiers producteurs d'Alain Bashung. Depuis quelques années, son chiffre d'affaires oscille entre 17 et 18 millions d'euros. Cette année, il s'attend à une chute de 80 %. Il ne sait pas si un prêt garanti par l'État de deux millions d'euros suffira pour garder ses 38 permanents.
"Nous sommes extrêmement déçus par l'intervention présidentielle ainsi que par l'attitude du ministre de la Culture, ces gens semblent totalement hors sol", se désole Rémi Perrier, directeur du festival Musilac à Aix-les-Bains initialement prévu à la mi-juillet 2020. Avec une perte de plus de 500 000 euros, il espère limiter les dégâts grâce à des festivaliers fidèles. "Nous n'avons que 13 % de demande de remboursement. Les gens semblent reporter leur billet sur l'édition 2021."
Carol Meyer, directrice du festival Art Rock de Saint-Brieuc, espère affronter l'orage sans trop de dommages. Comme pour Musilac, la quasi-totalité des subventions des collectivités territoriales et des sponsors ont été honorées malgré l'annulation du festival. Carol Meyer attend de l'État une aide en monnaie sonnante et trébuchante pour éponger un trou financier qui s'élève début mai à 100 000 euros.
"Nous nous sommes sentis abandonnés par l'Élysée et le ministère de la Culture. Nous n'avons jamais été invités à participer au comité interministériel de crise. On nous a laissé tomber comme des m…", s'emporte Jules Frutos, patron de la société de production Alias, qui organise des concerts de stars mondiales de la pop et du rock. Ancien dirigeant du Prodiss, le syndicat national du spectacle musical et de variétés, Jules Frutos a mis ses douze salariés en chômage partiel. 2020 s'annonce catastrophique pour sa société qui affichait un chiffre d'affaires de 37 millions d'euros l'année dernière. "Mes ventes seront ridicules cette année et pourtant je vais devoir payer 1,4 million d'euros de charges."
Le Prodiss a publié une première enquête fin mars qui annonçait une perte pour la profession de 590 millions d'euros entre le 1er mars et le 31 mai. Une nouvelle étude devrait paraître dans les prochains jours afin d'actualiser ces chiffres. Les responsables du syndicat évaluent à un milliard d'euros l'aide nécessaire. Pour l'heure, le ministère de la Culture a signé un chèque de 50 millions d'euros pour la filière musicale. Rémi Perrier, directeur du festival Musilac, fait remarquer, en comparaison, que l'Allemagne a annoncé dès la fin mars 2020 une aide de 50 milliards d'euros aux secteurs de la culture et des médias.
La solidarité de la grande famille du spectacle
Le monde du spectacle peut-il compter sur la solidarité de ses membres ? Les producteurs et les directeurs de festivals se parlent pour limiter la casse. En général, les premiers acceptent de reporter la prestation de leurs artistes à la saison 2021. " Nous avons même des discussions pour diminuer les cachets des grandes stars anglo-saxonnes de l'ordre de 15 % à 25 % ", explique Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes de Belfort, l'un des plus grands festivals français de pop/rock qui devaient accueillir cette année des têtes d'affiche comme Simple Minds, Massive Attack, The Lunineers ou Paul Kalkbrenner.
Mais tout n'est pas rose dans le monde du rock. Certains refusent de jouer collectif. C'est le cas de la Fnac, de Ticketmaster et d'autres vendeurs de billets de concerts, regrette Jules Frutos : "Ils ne veulent pas verser aux indépendants comme moi les avances des billets vendus pour la saison 2021".
Un risque d'uniformisation culturelle
Que va-t-il se passer si des producteurs mettent la clé sous la porte ? Les grandes structures comme Lagardère, Bolloré, Fimalac ou les américains AEG et Live Nation vont-ils les racheter ? "Pas sûr. Ils préfèreraient nous laisser mourir et récupérer notre catalogue et nos artistes pour un euro symbolique", craint Christian Bourgaut. "C'est fou comme ces derniers temps on prend souvent de mes nouvelles, ironise de son côté Jules Frutos. On ne s'est jamais autant intéressé à la santé financière de ma société. Vais-je devenir une cible pour être racheté ?"
Une concentration du secteur risque d'appauvrir l'offre culturelle, les mastodontes du spectacle ayant alors la voie libre pour imposer leurs standards artistiques. Les multinationales de la musique ne manquent pas d'argent. L'américain Live Nation a annoncé le 27 avril dernier l'entrée à son capital du Fonds Publics d'Investissement d'Arabie Saoudite. Le saoudien a mis plus de 500 millions de dollars pour prendre 5,7 % du capital. De quoi encaisser le choc de la crise, faire remonter le cours de ses actions qui avait chuté de 50 % depuis le début de la pandémie et lui permettre de faire ses emplettes d'artistes chez des concurrents affaiblis.
Un secteur qui rapporte des milliards d'euros
Si l'argument de la diversité culturelle ne porte pas, les professionnels des industries créatives espèrent que le gouvernement sera sensible au poids économique de leur secteur. Une étude très récente et non publiée, réalisée par deux universitaires (Aurélien Djakouane et Emmanuel Négrier) évalue entre 1,55 milliard et 2,6 milliards d'euros les pertes économiques dues à l'annulation de la plupart des 4 000 manifestations estivales.