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De la Chine à l'Europe, quand coronavirus et Big Brother font bon ménage

Pour lutter contre le Covid-19, des centaines de millions de personnes sont placées sous surveillance. De la Chine à l’Europe en passant par l’Afrique, de nombreux États recourent aux technologies numériques de traçage. Petit tour du monde des dispositifs numériques de lutte contre le coronavirus.   

Pour lutter contre la pandémie, tous les moyens sont permis. Notamment et surtout s’ils sont numériques. Surveillance de masse, applis individuelles de traçage : de plus en plus de pays ont recours aux technologies derniers cris pour pister les porteurs du Covid-19 via leur téléphone portable, mais aussi veiller au respect du confinement.

La Chine, la Corée du Sud, Singapour, et même Israël ou l’Allemagne figurent parmi les pionniers de ces techniques, tandis qu’en Afrique, le Ghana se vante d’être à la pointe dans ce domaine : le 3 avril dernier, l’ONG Flowminder Foundation et l’opérateur britannique Vodaphone ont publié un premier rapport sur les déplacements des Ghanéens pendant le confinement

"Des technologies prêtes depuis longtemps" 

La France se prépare également au "backtracking" ou traçage numérique. Le Premier ministre, Édouard Phillipe, devrait annoncer des initiatives en ce sens dans les prochains jours. Alors que le lancement d’une application individuelle permettant de stocker tout l’historique des personnes que nous avons croisées est notamment prévu, Olivier Véran et Cédric O, respectivement ministre de la Santé et secrétaire d’État au numérique, ont assuré que ce dispositif serait fondé sur le volontariat.

Ces outils ne sont possibles qu’avec le soutien des opérateurs téléphoniques et des géants du web. En l’occurrence, le 3 avril dernier, Google a publié un rapport sur les déplacements des populations via la géolocalisation dans 131 pays. Signe que les autorités peuvent compter sur la firme de Mountain View pour les aider à faire respecter les règles du confinement.

"C’est fou de constater la rapidité avec laquelle ces technologies ont été mises en place dans tous ces pays", remarque François Jeanne-Beylot. Mais pas étonnant, estime cet expert en intelligence économique, gérant-fondateur de la société Troover-InMédiatic : "Ces technologies sont prêtes depuis longtemps. Il manquait juste une occasion de les utiliser". François Jeanne-Beylot vient de créer un site de veille sur cette question. On y trouve notamment un planisphère comportant une analyse, pays par pays, des risques éthiques et réglementaires.      

La Chine, repoussoir ou source d'inspiration ?

En Chine, impossible de circuler si vous ne bénéficiez pas de l’appli Alipay Health, véritable laissez-passer, développée par le géant du e-commerce AliBaba. Elle fait apparaître un code couleur sur votre smartphone : vert pour une libre circulation, jaune pour les quarantaines de sept jours et rouge pour le double. D’après un article du New York Times, cette application est configurée pour renseigner la police et servir au-delà de la crise sanitaire.

Le modèle chinois, figure de repoussoir pour les démocraties ? Tout en se défendant de s’en inspirer, de nombreux pays ont pourtant emprunté le même chemin.

En Corée du Sud, une appli pour alerter si on s'approche d'un malade 

Début mars, le ministère sud-coréen de l’Intérieur et de la sécurité a ouvert le bal des démocraties en développant une application sur smartphone destinée à vérifier que les personnes infectées respectent bien le confinement.

Mais dans ce pays, l’initiative privée avait devancé le service public avec le lancement, dès le 11 février, de l’application Corona 100, qui s’appuie sur des données gouvernementales pour alerter les utilisateurs lorsqu’ils approchent à moins de 100 mètres d’un lieu fréquenté par un malade. Un vrai succès : elle a été téléchargée plus d’un million de fois dans les premiers jours.

À Taïwan, c’est une véritable muraille de Chine électronique que le gouvernement dresse contre les personnes contaminées ou suspectes. Elles sont suivies par géolocalisation téléphonique, le but étant de s’assurer qu’elles ne quittent pas leur domicile. Dans le cas contraire ou si leur téléphone est éteint, une patrouille de police débarque dans les 15 minutes.   

En Suisse, l'opérateur Swisscom coopère avec les autorités 

En Europe, la Suisse surveille depuis le 25 mars les déplacements de ses citoyens en interrogeant les cartes SIM de leurs portables en collaboration avec l’opérateur télécom Swisscom.

Selon les informations recueillies par le quotidien suisse Le Temps, l’opérateur alerte les autorités dès que 20 personnes ou plus se rassemblent dans un périmètre de 100 mètres carrés, sachant que depuis le 21 mars, les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits. Ces données de géolocalisation sont transférées à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), qui se charge de prévenir la police.

"En Suisse, explique Frans Imbert-Vier, PDG de UBCOM, un cabinet helvète spécialisé dans la protection du secret numérique, ces méthodes ne sont pas choquantes, car la discipline est une question d’intérêt général. Je suis beaucoup plus inquiet pour la France. Une fois ces procédés de cybersurveillance en place, il est fort à craindre qu’ils servent dans d’autres circonstances."

Bruxelles s’intéresse aux données téléphoniques

Au tour de Bruxelles de se lancer dans le traçage numérique. À la suite d’une rencontre le 23 mars dernier autour de Thierry Breton, commissaire européen au Marché européen et au Numérique, huit opérateurs, dont Orange, Deutsch Telekom, Vodafone ou encore Telecom Italia ont accepté de transmettre les données anonymisées de leurs abonnés au Centre commun de recherche afin d’aider le service scientifique de la Commission européenne à analyser la propagation du virus en période de confinement.

Pour préparer le terrain du dispositif, Roberto Viola, directeur général à la direction Connect (Communication, réseaux, contenu et technologies), a fait valider le principe au Contrôleur européen à la protection des données. Dans ce courrier non daté, celui-ci a répondu publiquement en reconnaissant que le droit européen était suffisamment "souple" pour adopter ce genre de mesures en cas de crise. Et de préciser que "les données anonymisées n’entrent pas dans le champ d’application des règles de protection des données".

Des données téléphoniques croisées avec celles des cartes bancaires

En République Tchèque, le ministère de la Santé croise les données de géolocalisation des portables avec celles des cartes bancaires pour retracer les trajets des personnes contaminées. 

En Pologne, l’appli Home Quarantine oblige tous les visiteurs entrés dans le pays depuis le 15 mars et confinés à se déclarer en chargeant régulièrement des informations sur leur état de santé ainsi que des selfies.

La Finlande réfléchit également à une application pour déclarer certains symptômes comme des difficultés respiratoires. Une déclaration qui pourrait se faire uniquement à partir du code postal de la personne.

La France fourbit ses armes numériques

En France, l’opérateur téléphonique Orange, qui détient 40 % du marché du mobile en France, partage les données de ses clients avec l’Institut national pour la recherche médicale (Inserm) dans le but de suivre les déplacements de ses abonnés dans toute la France et les croiser avec les foyers d’infection, la carte de propagation du virus ou encore les capacités d’accueil des hôpitaux.

L’opérateur dispose pour ce faire d’un outil conçu pour ce type de mission : Flux Vision. "Jusqu’à maintenant, cet outil servait notamment aux collectivités locales souhaitant gérer les flux de touristes ou de véhicules", explique un cadre d’Orange qui préfère rester anonyme. "Les données sont totalement anonymisées."

À ses yeux, ce n’est pas l’outil développé par son entreprise qui pose problème. Le vrai danger réside, selon lui, dans les listes de patients infectés que le corps médical accepterait de livrer aux autorités publiques. "Nous refusons d’entrer dans ce jeu dangereux, affirme-t-il. Nous ne sommes pas en Chine. Mais si une loi nous oblige à livrer nos données non anonymisées au gouvernement, nous le ferons. C’est l’État qui prendra la décision de les croiser avec celle des médecins."