L’une des premières modélisations de l’impact du Covid-19 sur la grande pauvreté a été publiée jeudi par l’ONU. Les chiffres, alarmistes, prévoient jusqu’à plus d’un demi-milliard de nouveaux pauvres dans le monde et ont poussé l’ONG Oxfam à demander un "plan de sauvetage économique universel".
Jusqu’à 580 millions de nouveaux pauvres dans le monde. La facture sociale du Covid-19 risque d’être très lourde à en croire les projections de trois économistes, reprises par l’ONG Oxfam dans sa dernière étude, "Le prix de la dignité", parue jeudi 9 avril.
La mise à l’arrêt d’économies entières pour contrer la pandémie "pourrait entraîner un bond en arrière d’une décennie en matière de lutte contre la pauvreté et, dans certains cas, un recul de 30 ans", avertissent les auteurs de ce modèle économique, l’un des premiers à évaluer l’impact du coronavirus sur la pauvreté mondiale.
"Aucun équivalent historique"
Ce serait une situation inédite dans l’histoire récente, puisque depuis le début des années 1990, la pauvreté dans le monde a été en recul constant. "Même après la crise de 2008, il était seulement question de ralentissement de la baisse du niveau de la pauvreté", rappelle Robin Guittard, responsable des questions de solidarité internationale et d’inégalités, contacté par France 24. "Je ne vois pas d’équivalent historique à la menace que fait peser le Covid-19 sur les populations les plus vulnérables. C’est la première crise économique de dimension vraiment globale. En effet, le choc financier de 2007-2008 avait, avant tout, affecté les pays industrialisés", souligne Andy Summer, économiste au King’s College de Londres, et l’un des auteurs des projections économiques.
Avec son collègue du King’s College Eduardo Ortiz-Juarez et Chris Hoy, économiste à l’Université nationale australienne, ils ont retenu trois scénarios, correspondant à une baisse des revenus d’un foyer de 5 %, de 10 % et de 20 %. "Il s’agit d’une gamme des possibilités basée sur des anticipations des analystes financiers quant aux conséquences économiques du coronavirus", précise Andy Summer, qui a par ailleurs publié les détails de ces travaux sur le site de l’Institut mondial de recherche en économie du développement de l'Université des Nations unies.
Le nombre de nouveaux pauvres dépend, ensuite, du seuil de pauvreté retenu*. Il n’y en aurait ainsi "que" 85 millions de plus dans l’estimation la plus optimiste, qui consiste à anticiper une baisse des revenus de 5 % et ne retenir que les individus gagnant moins de 1,90 dollar par jour. C’est peu comparé au scénario du pire, qui prévoit que le contingent de ceux vivant avec moins de 3,20 dollars par jour augmenterait de 580 millions de personnes si les revenus disponibles chutaient de 20 % à cause du virus. Ce serait l’équivalent d’environ 6 % à 8 % de la population mondiale qui viendraient grossir les rangs des plus démunis, note Oxfam.
La réalité pourrait être pire encore
La distribution géographique de ces nouveaux très pauvres varie aussi en fonction du seuil de pauvreté retenu. Ainsi, c’est en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne que se trouverait l’écrasante majorité des individus basculant dans la grande pauvreté à cause du Covid-19 si on ne retient que ceux gagnant moins de 3,20 dollars par jour. En revanche, l’est de l’Asie concentrerait le plus grand nombre de personnes obligées de survivre avec moins de 5,50 dollars par jour. "Le risque économique lié au virus pour les populations fragiles dans les grandes économies asiatiques comme la Chine et l’Inde devient évident lorsqu’on retient le seuil de pauvreté de 5,50 dollars par jour", souligne Andy Summer.
Même si ces chiffres donnent déjà le vertige, le chercheur prévient que la réalité pourrait être pire encore. D’abord parce que ces projections ne concernent les pays développés qu’à la marge. "En effet, le seuil de pauvreté est bien plus élevé dans les États membres de l’OCDE", note l’économiste britannique. Un Français, par exemple, tombe officiellement sous le seuil de pauvreté lorsqu’il gagne moins de 33 euros bruts par jour (60 % du salaire médian). Il y a donc un nombre non négligeable de personnes qui vont être poussées dans la pauvreté au regard des standards des pays dits riches qui échappent à ces prévisions, reconnaît l’économiste britannique.
En outre, "ces projections concernent la hausse du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté pour l’année en cours", précise Andy Summer. Rien ne dit que le coronavirus ne va pas continuer à faire des victimes économiques au-delà, surtout dans les pays en voie de développement. "L’une des grandes incertitudes concerne le moment à partir duquel un vaccin sera financièrement accessible pour les pays les plus pauvres", souligne ce spécialiste de l’économie du développement.
En effet, même si un vaccin efficace était mis sur le marché en début d’année prochaine – ce qui constitue déjà une estimation très optimiste –, il est probable que les nations les moins riches ne pourraient pas, dans un premier temps, en acheter suffisamment pour des campagnes de vaccination à grande échelle. De quoi retarder, pour ces États, une sortie de crise... si la communauté internationale ne se mobilise pas pour rendre un tel traitement accessible à tous.
Des États prêts à faire des efforts financiers
Mais ces prévisions alarmistes ne sont pas inéluctables. "Notre modèle repose sur le postulat d’un État neutre, c’est-à-dire qui ne ferait rien pour soutenir financièrement les plus fragiles", précise Andy Summer. Chaque dollar mis sur la table pour limiter l’impact économique du Covid-19 peut donc faire baisser le nombre de personnes basculant sous le seuil de pauvreté.
Et les États semblent prêts à faire des efforts financiers, comme le montrent les milliards de dollars mobilisés aux États-Unis ou en Europe. Seul problème : ces aides mises en place par les pays riches sont destinées, en priorité, à leur propre population. C’est pourquoi Oxfam appelle à un "plan de sauvetage économique universel" afin de ne pas oublier les nations qui n’ont pas les moyens d’une telle générosité. Car c’est là que le risque de voir la pauvreté exploser est le plus imminent.
"La priorité, c’est de mettre de l’argent entre les mains des plus vulnérables au plus vite, c’est pourquoi l’un des outils les plus efficaces serait l’effacement des paiements des intérêts de la dette, ce qui permettrait de libérer immédiatement 400 milliards de dollars pour les pays en voie de développement", affirme Robin Guittard, d’Oxfam France.
L’ONG appelle aussi les États riches à honorer réellement leur engagement d’allouer 0,7 % de leur PIB à l’aide au développement. C’est une vieille revendication de toutes les associations de lutte contre la pauvreté, qui critiquent les États développés pour n’avoir jamais ou presque atteint cet objectif, fixé au début des années 1970 par l’OCDE.
Mais est-ce que ces appels à la solidarité financière internationale ont une chance d’aboutir à l’heure où les gouvernements des pays riches creusent déjà leurs déficits à une vitesse record pour parer au plus pressé chez eux ? Pour Robin Guittard, ils n’auraient pas vraiment le choix car "ce coronavirus ne connaît pas les frontières et ne pas aider les pays pauvres à faire face, sanitairement et économiquement, à cette crise, c’est prendre le risque que ces régions deviennent des réservoirs d’où pourraient partir une nouvelle pandémie".
* La Banque mondiale retient trois principaux seuils de pauvreté : 1,90 dollar par jour, 3,20 dollars par jour et 5,50 dollars par jour.