Le gouvernement russe a employé la manière forte face à la montée de la contestation à Moscou, ce week-end, après l’exclusion de candidats d'opposition d'un scrutin local. Malgré les arrestations, une nouvelle manifestation est prévue le 3 août.
Confronté depuis le 14 juillet à une contestation liée à l'exclusion des candidats d'opposition aux élections du Parlement de Moscou, un scrutin aux enjeux limités prévu le 8 septembre , le pouvoir en Russie semble de plus en plus nerveux.
Samedi 27 juillet, un rassemblement non autorisé de plus de 20 000 personnes devant la mairie de Moscou, à l'appel de l’opposition, s'est soldé par près de 1 400 arrestations, selon OVD-Info, une ONG spécialisée dans le suivi des manifestations. Il s'agit, selon elle, du plus grand nombre d'interpellations depuis le mouvement de protestation de 2012 contre le retour au Kremlin de Vladimir Poutine.
Mardi 30 juillet, la justice russe a annoncé avoir ouvert une enquête pour "troubles massifs". Le Comité d'enquête russe a indiqué dans un communiqué que "les enquêteurs ont déterminé qu'un groupe de personnes avait diffusé à la veille de la manifestation non autorisée des appels sur internet à y participer, admettant sciemment que ces actions pouvaient mener à des troubles massifs". Une telle procédure peut aboutir à des peines atteignant 15 ans de prison.
Les États-Unis et l'Union européenne ont condamné les arrestations de manifestants, dénonçant l'usage "disproportionné de la force" contre les protestataires. De leur côté, Paris et Berlin ont appelé à "la libération rapide des personnes arrêtées", dont l'opposant au Kremlin Alexeï Navalny, arrêté le 23 juillet et condamné à 30 jours de prison. Il était l’un de ceux qui avaient lancé des appels à manifester contre le rejet d’une soixantaine de candidats de l’opposition, dont certains font partie de ses alliés, à des élections qui doivent renouveler le mandat de cinq ans des 45 députés du Parlement de Moscou.
La mobilisation s’est nourrie de la campagne de répression
"Même s’il faut raison garder, car on parle d’une manifestation qui a réuni 20 000 personnes dans la capitale d’un pays qui compte 140 millions d’habitants, ce n’est pas anodin, souligne le directeur de l'Observatoire franco-russe Arnaud Dubien, interrogé par France 24. Cette mobilisation est importante et révèle certaines choses dans un contexte politico-économique plus fragile pour le pouvoir". S’il n’est pas menacé à ce stade, les messages d’alertes se succèdent, y compris en province, estime-t-il.
Le durcissement de la répression n’a pas eu d’effet dissuasif sur l’opposition, qui avait déjà organisé un rassemblement le 20 juillet, autorisé, et suivi par plus de 20 000 personnes, contre 2 000 l ors de la première manifestation, le 14 juillet. Un nouveau rassemblement est également prévu samedi 3 août.
"On assiste incontestablement à une crispation du pouvoir et à une mobilisation nouvelle de l’opposition extraparlementaire , ajoute Arnaud Dubien. On est dans une sorte d’escalade, même si l'on apprend lundi soir que la mairie de Moscou a finalement autorisé la manifestation de samedi prochain, ce qui devrait calmer un peu les esprits".
La tournure des évènements ne semble pas avoir été anticipée par le pouvoir russe, tant les enjeux du scrutin du 8 septembre sont mineurs. Mais la mobilisation s’est nourrie de la campagne de répression qui a visé les opposants dont la candidature avait été rejetée, qui ont été la cible de perquisitions et convoqués par la police .
"Cette crise éclate alors qu’il s’agit d’une élection sans enjeu majeur, et c’est l’un des paradoxes, explique Arnaud Dubien. Le pouvoir actuel russe dans son ensemble considère qu’il vaut mieux tripatouiller en amont pour empêcher des opposants de se présenter que d’avoir quelques députés d’opposition qui n’auront aucun pouvoir dans une enceinte elle-même peu influente".
Et d’ajouter : " C’ est surprenant pour qui ne connaît pas la mentalité locale, mais il existe un héritage politique qui remonte à très loin qui perçoit l’opposition de façon générale comme un facteur de division, donc comme un facteur de risque pour l’unité nationale et partant pour le pays. Cela peut paraître irrationnel, mais la plupart des dirigeants russes, en particulier dans les 'structures de force', sont convaincus que les manifestants et les opposants comme Navalny sont manipulés par les Occidentaux dans le cadre d'une 'guerre hybride' visant à un changement de régime à Moscou".
"L’opposition poursuit son impératif de continuer à exister politiquement"
Selon le directeur de l'Observatoire franco-russe, beaucoup dans les cercles du pouvoir s'inquiètent d'une perte de contrôle de la situation. "Il y aussi la crainte d’apparaître comme faible, car en Russie, faire des concessions, c’est souvent apparaître comme faible. Cette culture politique, qui est surtout une absence de culture politique, est dévastatrice pour le pays et cyclique dans l’histoire russe".
De son côté, l’opposition avait tout misé sur le scrutin du 8 septembre, alors qu’elle est privée de participation à des scrutins plus importants, et notamment la présidentielle. "Il s’agit d’une élection locale, voire très locale, puisqu’elle se déroule à l’échelle des quartiers de la capitale, indique Paul Gogo, journaliste à Moscou. Mais pour l’opposition et les opposants proches d’Alexeï Navalny se présenter à ce scrutin est une occasion de gagner des mandats officiels et donc de gagner en crédibilité et en visibilité dans les médias qui, généralement, les ignorent".
D u point de vue des opposants, le terreau sociologique de Moscou est plus favorable à l’opposition hors système qu’en province, et plus critique à l’égard des dirigeants, rappelle de son côté Arnaud Dubien. "L’opposition poursuit son impératif de continuer à exister politiquement, sachant que les prochaines échéances sont programmées pour 2021, avec les élections pour la Douma, précise-t-il. Face au risque d’être oublié, ces élections locales de Moscou sont une excellente occasion de faire parler de soi et, pour un homme comme Navalny, de se présenter comme l’opposant numéro un du pouvoir".
Les messages d’alertes se succèdent pour le Kremlin
Selon les observateurs, le scrutin du 8 septembre s'annonçait très difficile pour les candidats soutenant le Kremlin . "La nervosité du pouvoir a commencé l’automne dernier, avec les premiers accrocs lors des élections régionales, les candidats du pouvoir ne parvenant pas à se faire élire dans quatre régions, conséquence de l’impopulaire réforme des retraites et du désamour des Russes vis-à-vis du pouvoir, explique Arnaud Dubien. On constate qu’il est plus difficile pour le parti au pouvoir de se faire élire malgré les tripatouillages, ce qui explique la tentation de filtrer en amont les candidats".
L’exclusion des candidats est également le signe de l’essoufflement de l’équipe au pouvoir au moment où le parti présidentiel, Russie unie, est de plus en plus impopulaire. "En réalité, Russie unie n’a jamais été très populaire, nuance Arnaud Dubien, mais Vladimir Poutine reste quant à lui globalement populaire, même si sa popularité s’est érodée depuis la réforme des retraites. Sa côte de confiance est désormais inférieure à 40 %, mais plus de 60 % des Russes disent 'soutenir dans l'ensemble' son action. Mais c’est un homme seul, qui arbitre de moins en moins, et personne d’autre que lui au sein du pouvoir n’est actuellement en capacité de tirer vers le haut la popularité de la politique gouvernementale".