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Ligue des champions : comment l'Ajax a retrouvé son "football total" des années 1970

Demi-finaliste de l'édition 2018-19 de la Ligue des champions, l'Ajax Amsterdam défie les pronostics du football européen. Une épopée née de la "révolution de velours" menée au début de cette décennie par la légende Johann Cruyff.

"Pourquoi ne pourriez-vous pas battre un club plus riche ? Je n'ai jamais vu un sac de billets marquer un but…" Derrière cette maxime un brin provocante mais profondément pragmatique, la philosophie d'un homme : Johann Cruyff. Décédé en 2016, la légende du football néerlandais, icône du "football total" en tant que joueur puis entraîneur, n'aura pas pu assister à l'un des accomplissements majeurs de sa brillante carrière. Au printemps 2019, alors que le football tend à être confisquée par les grandes puissances économiques, son Ajax Amsterdam a redonné de la saveur au football.

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  AFC Ajax (@AFCAjax) 25 avril 2019

En Ligue des champions, la jeune garde amstellodamoise s'est payé le luxe d'éliminer, coup sur coup, le Real triple-tenant du titre puis la Juve d'Allegri pour rejoindre les demi-finales. Un dernier carré dont elle pourrait s'extirper victorieusement, mercredi 8 mai, alors qu'elle aborde le match retour contre Tottenham après un probant succès à l'aller (0-1), à Londres. Des coups d'éclat qui ne doivent rien au hasard, en témoigne le bouillon pris par les Bianconeri lors du quart retour (1-2 au Stadio Juve). Ce qui fascine dans l'irrésistible parcours de l'Ajax, c'est qu'il ne défie aucune logique. Il est la conséquence inéluctable, ou presque, d'un immense travail de fond entamé en 2010, alors que le club historique des Pays-Bas mangeait son pain noir. Débutait alors ce que les médias néerlandais baptiseront ensuite la "révolution de velours".

Nous sommes à la toute fin des années 2000. Le porte-étendard historique du football néerlandais, chantre du mythique "football total" fait mouvement et d'attaque, est réduit au rang d'outsider d'une Eredivisie dominée par son rival, le PSV Eindhoven. Les "Boeren" (fermiers, en néerlandais) ont remporté quatre championnats consécutifs entre 2005 et 2008. L'Ajax, lui, rêve depuis 2004 au trentième titre de son histoire.

Du coup de mou au coup d'État

Six ans sans le moindre trophée, des campagnes européennes indigentes et des finances dans le rouge en raison d'une politique de transferts peu inspirée. À l'été 2010, l'Ajax est au plus mal. Depuis sa Catalogne d'adoption, Johan Cruyff assiste, amer, à la valse des entraîneurs sur le banc de son club de toujours.

Ronald Koeman, Danny Blind, Marco van Basten, Ronald de Boer… De grands noms échouent à la barre du club. Sept, en à peine plus de cinq ans. Le "Hollandais volant" décide alors de prendre les choses en mains. Son "coup d'État", mené à grand renfort de brûlots médiatiques, de rapports incendiaires et d'intrigues en coulisses, aboutira à la démission de tous ses opposants, notamment l'emblématique Luis van Gaal, à l'hiver 2011-12.

Cruyff a désormais les pleins pouvoirs et place ses hommes de confiance aux postes clés du club. Marc Overmars, Jaap Stam, Dennis Bergkamp ou encore Edwin Van der Sar, intègrent l'organigramme. Sur le terrain, malgré le tumulte, l'Ajax a fini par aller décrocher son trentième sacre à la mi-2011. Avec, déjà, des hommes portant le sceau du "Hollandais volant".

Montessori FC

Dans l'ombre relative des grands noms, deux éléments vont alors constituer le centre névralgique de la mise en place du "plan Cruyff" : l'ex-international Wim Jonk et son assistant Ruben Jongkind. Entre 2011 et 2015, ils entament une réforme complète de l'académie Ajax et ses sections de jeunes. La performance collective des effectifs juvéniles est mise au second plan, et la priorité est donnée à l'épanouissement individuel des jeunes pousses. Des méthodes que Jongkind reconnaît largement inspirée des préceptes centenaires de la pédagogue italienne Maria Montessori.

Au lieu de laisser ses jeunes pépites surperformer dans leurs catégories d'âge, le club les surclasse et leur impose une formation complète à plusieurs postes. C'est le cas, notamment, de l'excellent défenseur Matthijs de Ligt. En 2014, à tout juste 14 ans, il est promu chez les U17 et se retrouve même à évoluer au milieu de terrain. Un choix perdant à court terme, mais un pari sur l'avenir.

"On voulait le faire progresser sur son utilisation du ballon, sur le fait qu'il doive créer de l'espace avec ses relances, qu'il accélère le jeu, qu'il se développe techniquement. Si on avait voulu juste gagner des matches, on l'aurait laissé en U14 et en charnière, mais ce n'était pas intéressant pour son développement personnel. Et c'est aujourd'hui l'équipe première qui en bénéficie", décryptait au début du mois d'avril Ruben Jongkind, dans un entretien fleuve accordé à Eurosport.

Super marché

L'équipe première récolte ainsi les fruits de cette politique, mais elle n'est pas la seule. Toute une structure en bénéficie, puisque du haut de ses 19 ans, le capitaine de l'Ajax est devenu l'un des grands espoirs du football mondial, et le montant de son probable transfert l'été prochain devrait tourner autour des 70 millions d'euros, selon le site spécialisé Transfermarkt.

Plus globalement, c'est l'ensemble de l'effectif du club néerlandais qui bénéficie de cette nouvelle politique. Toujours selon la même source – qui reste toutefois purement théorique – l'effectif amstellodamois au complet est évalué à près de 420 millions d'euros, soit autant que l'Olympique Lyonnais en France, bien au-dessus d'autres cadors du football français, comme l'OM (305 millions d'euros) ou le Losc (174 millions d'euros). Un tour de force à mettre au crédit d'une cellule de recrutement qui a retrouvé son flair, en témoigne la valeur d'achat des onze titulaires qui ont surclassé la Juve en demi-finale de la Ligue des champions : 45 millions d'euros, une broutille à l'échelle du marché actuel, surtout lorsque l'on voit l'énorme progression des de Jong, Neres et autres Tadic.

Les 18 joueurs hier :
- 24,38 ans de moyenne d’âge
- 10 joueurs de -23 ans
- 3 joueurs de +30 ans
- 11 joueurs nés au Pays Bas
- 11 joueurs nés à -190 kms de Amsterdam
- 9 joueurs nés à -74 kms de Amsterdam dont 1 joueur (BLIND) né à Amsterdam @AFCAjax pic.twitter.com/P0pLF7eA2d

  Ammour Jamel ️ (@JamelAmmour) 17 avril 2019

Parenthèse dorée ?

En 2019, même si le titre de champion des Pays-Bas pourrait une nouvelle fois lui échapper, l'Ajax mange désormais son pain blanc. Mais en coulisses, on se demande jusqu'à quand. Le décès de Cruyff en mars 2016 s'est accompagné du départ de certains de ses lieutenants, fatigués de voir leur modèle sans cesse remis en question par la direction. "Étrangement, c'est après notre départ qu'ils ont suivi quelques-uns de nos principes, notamment sur le recrutement [...] Mais maintenant, tout est redevenu comme avant, ou presque, au centre de formation de l'Ajax, et je pense que d'ici quelques années, les effets positifs de notre philosophie vont disparaître", regrettait notamment Jongkind dans les colonnes du quotidien 20 Minutes, courant avril.

L'autre raison d'un potentiel déclin, elle, est beaucoup plus factuelle. Malgré la présence d'un entraîneur promis à un brillant avenir – le local Erik ten Hag –, l'Ajax devra bientôt faire sans ses pépites. Réalité économique oblige, les meilleurs joueurs mettront les voiles à l'été. De Jong évoluera au Barça l'année prochaine, et difficile de croire que les de Ligt, van de Beek, Ziyech et autres Neres s'éternisent dans les couloirs de l'Amsterdam Arena. Enfin, la réforme programmée de la Ligue des champions, qui devrait voir le jour à l'horizon 2024, pourrait raréfier un peu plus encore ce type d'épopées.

La présence de l'Ajax Amsterdam aux portes de la finale de la Ligue des champions a tout d'un baroud d'honneur du football d'antan. Une ultime irrévérence aux puissants du foot qui, à force d'aménagements, finiront inéluctablement par obtenir la ligue fermée dont certains rêvent aux cîmes de l'Europe. Raison de plus pour profiter encore un peu de cette réminiscence du "football total" qui, sans avoir complètement le goût des années 1970 – celle de Cruyff sur le pré –, aura au moins eu le mérite de donner un sacré coup de frais aux joutes européennes.