Tencent, NetEase et environ 620 millions de joueurs. En près de 20 ans, la Chine s’est imposée comme le premier marché mondial du jeu vidéo. Une folle aventure qui a fini par convaincre Pékin de s'en mêler.
Ils sont 619 millions. Les aficionados chinois de jeux vidéo ont transformé l’ex-Empire du Milieu en premier marché mondial du jeu vidéo. Pourtant, en Europe ou aux États-Unis, le jeu vidéo “made in China” reste largement méconnu. Plusieurs professionnels du secteur ont profité, mercredi 13 mars, de la conférence parisienne China Connect, consacrée au numérique en Chine, pour lever un coin du voile de cet univers ludique qui pèse plus de 30 milliards de dollars par an (26,5 milliards d'euros).
“La Chine a connu une croissance sans équivalent de son industrie du jeu vidéo. N’oublions pas que ce secteur n’existe que depuis vingt ans là-bas, alors qu’en Europe ou aux États-Unis, cela fait près de quarante ans qu’on développe des jeux vidéo”, rappelle Crystal Cao, directrice des investissements de Yoozoo, l’un des principaux studios de développement chinois de jeux, interrogée par France 24.
Quand Pékin s’en mêle
Pour elle, le rapide essor du “gaming” en Chine illustre le développement économique du pays et l’émergence d’une classe moyenne. Tout a commencé au tournant des années 2000, dans les cafés Internet. “À l’époque, rares étaient ceux qui pouvaient se permettre d’avoir des PC chez eux, et les cafés Internet permettait aux joueurs de s’adonner à leur hobby”, raconte-t-elle. Ces endroits proposaient essentiellement des jeux en ligne, ce qui explique pourquoi ce genre s’est imposé très tôt dans le paysage vidéoludique chinois.
Mais c’est “l’arrivée des premiers smartphones en Chine, en 2008, qui a constitué le véritable tournant pour ce secteur”, souligne Crystal Cao. À l’origine, l’achat d’un smartphone était un marqueur social et aussi une opportunité pour emmener son passe-temps favori partout avec soi. Les Chinois ont ainsi migré du PC au téléphone, qui capte plus de 70 % du marché du jeu vidéo, sans passer par la case console. L’immense popularité du jeu sur mobile constitue la principale raison de la difficulté pour les Xbox et autres Playstation à se faire une place dans le cœur des joueurs chinois.
La popularité croissante du jeu vidéo a aussi amené le pouvoir central à s’y intéresser de plus près. “En Chine, tout finit toujours par être politique”, souligne Peter Warman, PDG de Newzoo, un cabinet d’étude spécialisé dans le jeu vidéo, interrogé par France 24. En mars 2018, Pékin a décidé de frapper un grand coup. Le gouvernement a chargé l’administration nationale de radio et télévision – l’organe de propagande du pouvoir – de superviser le secteur et a créé un Comité d’éthique des jeux en ligne pour évaluer si le contenu était conforme aux “valeurs sociales” du régime.
Surtout, le pouvoir central a suspendu la délivrance de licences : plus aucun nouveau jeu vidéo ne pouvait être exploité commercialement. Une situation qui a duré plus de neuf mois en 2018 et “coûté des milliards de dollars aux entreprises du secteur”, souligne Peter Warman. Tencent, le numéro 1 chinois du jeu vidéo, a perdu près de 20 milliards de dollars de valeur en Bourse durant cette période (17 milliards d'euros). Lorsque le pouvoir a décidé de mettre à un terme à cette interdiction, en décembre 2018, plus de 7 000 jeux vidéo étaient en attente de validation. Il faudra plus d’un an aux autorités pour décider du sort de tous ces titres, estiment les experts du secteur.
L’esport roi
Pour Pékin, cette “annus horribilis” du jeu vidéo en Chine était le prix à payer pour reprendre la main sur un secteur devenu socialement très important. Le gouvernement “voulait en savoir plus sur le succès des mastodontes du secteur, comme Tencent ou NetEase [qui accaparent à elles deux environ 90 % des parts du marché, NDLR] et il s’est aussi aperçu que la popularité des jeux vidéo avait comme effet que les jeunes sortaient de moins en moins”, explique Peter Warman.
Le pouvoir a ainsi instauré des mesures pour limiter le temps passé à taquiner le joystick. Les autorités ont poussé les Tencent et autres à mettre en place des réglages dans leurs jeux permettant aux parents d’empêcher leurs enfants de jouer trop longtemps et “les enseignants peuvent même être informés du temps que leurs élèves passent à jouer”, note Peter Warman.
L’interventionnisme étatique a, en revanche, été une bénédiction pour l’esport, c’est-à-dire la pratique compétitive du jeu vidéo. “Les autorités ont conclu que c’était une manière de jouer qui n’isolait pas les jeunes et les amenaient à travailler ensemble. Elles ont donc décidé d'inciter les villes à construire des infrastructures pour l’organisation de compétition de jeux vidéo”, souligne l’expert du cabinet Newzoo. La ville de Hangzhou, au sud de Shanghaï, a par exemple dépensé 280 millions de dollars (247 millions d'euros) pour ouvrir en novembre 2018 un immense complexe qui s’étend sur 366 000 m² entièrement dédié à l’esport. Le régime pourrait aussi avoir des arrières pensées géopolitiques en soutenant l'esport : jusqu'à présent la Mecque de cette discipline se trouvait en Corée du Sud, rival asiatique de la Chine.
Le jeu chinois sans frontière ?
Le nouveau cadre règlementaire et le contrôle accru que le pouvoir compte exercer sur les jeux vidéo ont également “poussé les sociétés du secteur à chercher des relais de croissance à l’international”, note Crystal Cao. Avec plus de 600 millions de joueurs en Chine, ces groupes avaient de quoi faire de confortables profits sans sortir des frontières nationales… jusqu’à présent. Mais les nouvelles règles “signifient qu’il y aura probablement moins de jeux qui pourront sortir, et elles créent aussi une certaine incertitude car on ne sait jamais ce qui va être jugé contraire aux valeurs sociales du régime”, explique Peter Warman.
Et la France semble être une cible de choix pour l’appétit des géants chinois. En mars 2018, Tencent est entrée au capital d’Ubisoft (les Lapins Crétins et la série Assassin’s Creed), tandis qu’en janvier 2019, NetEase a investi dans le studio français Quantic Dream (Heavy Rain, Detroit : Become Human), pour un montant qui n'a pas été révélé . Quant à Yoozoo, Crystal Cao reconnaît que les ventes hors de Chine représentent désormais plus de 60 % de leur chiffre d’affaires.