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La diversité à la télévision : comment transformer "l'effet de mode"

À l’aube de 2019, la représentation de la diversité sous toutes ses formes est sans doute le principal défi de l’industrie audiovisuelle. Mais les créateurs, producteurs et distributeurs de séries sont-ils prêts à faire des efforts pour de bon ?

Venus de plus de 110 pays, les acteurs incontournables du monde de l’audiovisuel s’étaient donnés rendez-vous à Cannes à la mi-octobre, comme chaque année, pour le MIPCOM, le marché international des programmes de communication. Si les chaînes de télévision et les plateformes de streaming y viennent acheter les séries, documentaires, téléfilms ou émissions qu’ils diffuseront demain, c’est aussi l’occasion parfaite de prendre le pouls de cette industrie culturelle.

Entre des discussions sur le poids croissant des plateformes de vidéo à la demande, les nouvelles stratégies vidéo des réseaux sociaux Twitter et Facebook ou un zoom sur le marché chinois fort de 1,3 milliard de téléspectateurs, l’un des temps forts de cette édition 2018 était une série de conférences et de projections sur le thème de "la diversité et l’inclusion". Avec pour point d’orgue, la cérémonie des Diversify TV Excellence Awards qui vise à récompenser des programmes montrant une représentation juste et réaliste de nos sociétés.

Un tournant pour l'industrie ?

Si le sujet de la diversité à l’écran n’est pas nouveau, il semble être, cette année plus que les précédentes, au cœur des discussions. Lancé il y a tout juste un an après les révélations de l’affaire Harvey Weinsten, le mouvement #MeToo "a braqué les projecteurs sur l’industrie des médias et de l’entertainment. Il a envoyé un message fort, impactant, irréversible", réagit Sahar Baghery, en charge du développement commercial d’Amazon Prime Video pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique (EMEA) et membre du jury des Diversify TV Awards. L’égalité femmes-hommes et la représentation des genres ont clairement fait un pas en avant. "C’est sûr que ça a changé les conversations à la télévision, mais il faut encore que les comportements changent. Il faut maintenant s’en servir pour challenger les normes de l’industrie", tempère Deborah Williams, directrice générale du Creative Diversity Network (CDN), sorte d’organe de surveillance de la diversité créé à l’initiative des principaux diffuseurs du Royaume-Uni (BBC, Channel 4, Sky, ITV...).

Outre la question des genres, la représentation des origines ethniquesà l’écran a aussi marqué l’année avec le succès mondial du blockbuster de Marvel "Black Panther" et son casting 100 % noir (1, 3 milliard de dollars au box-office), et la sortie du film "Crazy Rich Asians" et son casting 100 % asiatique, jamais vu à Hollywood depuis 25 ans (en salles le 7 novembre 2018 en France). Pour Sahar Baghery, ces films "contribuent à démocratiser l’éclectisme des voix et des visages, et à remodeler progressivement les images collectives". Mais ces exemples suffisent-ils à dire que l’industrie vit aujourd’hui un tournant ?

"J’aimerais penser qu’on est à un tournant, mais je suis déjà passée par là alors je suis très prudente", concède Deborah Williams. Il faut dire que dans les années 1990 déjà, l’histoire de la télévision semblait avoir fait des progrès pour la diversité. "À cette époque, des programmes comme ‘Moesha’, ‘The Parkers’ ou ‘One on One’ ont mis en avant des personnages noirs et des histoires non empreintes de stéréotypes", rappelle Sahar Baghery, qui fut aussi directrice de l’audiovisuel, du cinéma et de la création numérique au sein de la SACD, la société des auteurs et compositeurs dramatiques.

19 % de personnes "non-blanches" à la télévision française

Pourtant force est de constater qu’on est encore bien loin de voir à la télévision un miroir exact de notre société. En France par exemple, le baromètre de la diversité du CSA révélait que sur 1 900 programmes diffusés en 2017 à la télévision, on ne comptait que 19 % de personnes vues comme "non-blanches" – plus souvent cantonnés à des rôles secondaires et/ou à connotation négative. "La France qui fait peur est donc souvent incarnée par des visages et des noms à consonance étrangère, qui renvoie notamment au continent de l’Afrique du Nord", analysait alors Mémona Hintermann, conseillère du CSA en charge des questions de diversité.

Si le pourcentage de personnes "non-blanches" est plus important dans les séries américaines, Hollywood a aussi des progrès à faire. Nommée personnalité de l’année du MIPCOM, l’actrice et scénariste américaine Issa Rae a mis des années avant de convaincre un studio de produire ses séries. Parce qu’on lui a dit qu’il "n’y avait pas de public pour ce type de contenu", les épisodes de "Dorm Diaries" et "Akward Black Girl", qui racontent les tribulations quotidiennes d’une jeune Afro-américaine, ont été diffusés sur YouTube. Avant que leur succès viral n’attire l’œil du mastodonte HBO, qui vient de lui commander une quatrième saison pour la série "Insecure" (disponible sur OCS en France).

Et la représentation de la diversité ne s’arrête pas au genre ou à la couleur de peau. L’orientation sexuelle, le handicap ou la religion et les croyances sont "des thématiques longtemps ignorées dont on commence à peine à parler". L’actrice et productrice irano-américaine Desiree Akhavan témoigne de ces difficultés : "Quand j’étais petite, je ne me voyais jamais à l’écran. Alors j’ai décidé d’écrire une série à mon image".

Cette série, c’est "The Bisexual", dans laquelle l’héroïne est confrontée aux préjugés de son entourage sur sa bisexualité. "Mais lorsque j’ai présenté le scénario de cette série à HBO, Showtime et tous les plus gros producteurs, on m’a répondu : 'ah désolé, on a déjà notre show gay'." Comme s’il n’y avait de la place que pour une seule et unique série abordant un thème LGBTQ. Début octobre 2018, c’est finalement sur la chaîne britannique Channel 4 qu’a démarré la diffusion de "The Bisexual", aussi disponible sur la plateforme de SVOD Hulu.

"Je crois sincèrement que nous, les professionnels de l’industrie audiovisuelle, avons un rôle primordial à jouer dans le développement des consciences collectives et une force de frappe étendue capable de résonner de manière extrêmement puissante", assure Sahar Baghery d’Amazon Prime Video. Mais pour que cet effort perdure, au-delà d’un simple effet de "tendance à la mode", encore faut-il que les poids lourds de cette industrie appliquent des solutions concrètes.

Des efforts devant et derrière la caméra

"Il faut d’abord inclure tout le monde, aussi souvent que possible, dans ces conversations sur la diversité. Ce n’est que comme cela qu’on pourra essayer de comprendre les peurs, les inquiétudes et les préoccupations de l’industrie", avance Deborah Williams, directrice générale du CDN qui sensibilise régulièrement aussi bien les professionnels de l’industrie que le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels (ERGA) de la Commission européenne.

Mais c’est surtout derrière la caméra qu’il faut installer la mixité. "Pour que des histoires différentes soient racontées, avec des points de vue narratifs variés, il faut de la diversité à tous les stades", explique Deborah Williams. S’il semblait indubitable à Issa Rae d’impliquer "des gens de couleur derrière la caméra pour 'Insecure'", certains acteurs de l’industrie ont adopté des systèmes de quotas. La chaîne de télévision Sky, au Royaume-Uni, impose des quotas à tous les stades du processus de création d’une série, des scénaristes aux producteurs, en passant par le casting. Le producteur Ryan Murphy ("Glee", "Americain Horror Story") a créé la "Half initiative" et s’engage désormais à ce que la moitié de son équipe de production soit issue de minorités – en terme de genres, d’origine ethnique ou d’orientation sexuelle. Dans la même veine, J.J. Abrams ("Lost", "Westworld") applique des quotas pour la diversité au sein de sa société Bad Robot.

Et puisque cette industrie adore les cérémonies, il faudrait aussi que la diversité soit valorisée aux Oscars, Emmys, Césars et autres soirées de remises de prix. "En repensant par exemple les critères de sélection des œuvres", suggère Deborah Williams. Ainsi dès 2019, les BAFTA, grand-messe du cinéma au Royaume-Uni, ne sélectionneront plus que des films engagés pour la diversité, à l’écran ou derrière la caméra.

"La sous-représentation des minorités à l’écran créé une déconnexion culturelle"

Si une mutation profonde de l’industrie audiovisuelle mettra inéluctablement beaucoup de temps, c’est peut-être l’intérêt financier qui va accélérer le mouvement. Ce n’est un secret pour personne, ce monde-là est avant tout guidé par des logiques de revenus. Et si jusqu’à présent, les studios pouvaient se cacher derrière l’excuse qu’un film destiné à un public de niche ne serait pas rentable, la donne est en train de changer. "On le voit bien, les téléspectateurs veulent des contenus qui montrent des gens comme eux", commente Sahar Baghery, "or la sous-représentation des minorités à l’écran créé une déconnexion culturelle entre les créateurs et leurs millions de téléspectateurs. Dès lors, le sujet économique est intéressant, car plus de diversité veut dire plus de réalisme et donc plus de résonnance."

Les premiers à l’avoir sans doute compris sont les nouveaux acteurs du marché : les plateformes de SVOD. Convaincu que le modèle tout-puissant des superproductions américaines n’a plus lieu d’être, Netflix investit désormais en masse dans ce qu’il appelle le "contenu local". "Les gens veulent entendre des voix venues de partout dans le monde. Plus notre plateforme devient globale, plus on voit de gros succès qui viennent d’hors les États-Unis", nous confiait Erik Barmack, vice-président des contenus originaux à l’international, lors d’un entretien en mai 2018. En développant des histoires en Inde, en Jordanie ou bientôt en Afrique, la plateforme en profite pour séduire au passage de nouveaux abonnés à travers le monde. Et d’inciter les producteurs plus traditionnels à faire de même par concurrence.

Quoiqu’il en soit, tous les acteurs de cette industrie qu’on a écoutés sur scène ou croisés dans les coulisses du MIPCOM s’accordent à dire que "cette fois, c’est différent". "Si on peut rester optimistes aujourd’hui, c’est parce que les choses bougent aussi derrière la caméra, à des postes importants et décisionnaires", soutenait Issae Rae dans le Grand Auditorium du Palais des festivals de Cannes. En 2018, la liste des séries et documentaires qui contribuent à l’évolution de la diversité et de l’inclusion sur les écrans continue de s’allonger.

Citons par exemple le thriller "Informer", sur un enfant d’immigrés pakistanais à Londres, actuellement diffusé sur BBC One ; la comédie romantique finlandaise "Blind Donna" dont l’héroïne est aveugle ; le documentaire "My House" produit par Viceland sur la scène du voguing, une danse héritée de la communauté LGBT new yorkaise noire et latino ; ou encore la fiction australienne "First Day" sur un enfant né garçon qui fait sa première rentrée à l’école en tant que fille. Il ne nous reste plus qu’à vous conseiller de regarder ces programmes dans lesquels la diversité appartient au récit sans être forcément le sujet principal de l’histoire, parce que c’est avant tout vers cela que tend l’inclusion.

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