Période électorale oblige, l’Afghanistan voit chaque jour débarquer son lot de journalistes occidentaux. De bien étranges créatures aux yeux des Afghans. Mais pour Leela Jacinto, envoyée spéciale à Kaboul, le spectacle va enfin commencer.
6h45 - "Quittez ce quartier d’Afghans, c’est dangereux !"
Au petit matin, deux soldats allemands de l’Otan frappent à la porte de la maison.
En ouvrant la lucarne nichée à côté de la porte, notre "chowkidar" (veilleur de nuit) découvre avec stupéfaction les deux solides gaillards en uniforme, armés jusqu’aux dents et parés d’un petit micro greffé au visage.
Apeuré, il se précipite alors vers nous, les Occidentaux de la maison, pour nous demander de leur parler. Triste réflexe qui est devenu, selon moi, inévitable dans un pays où ce sont les troupes étrangères qui ont la mission de garantir la sécurité dans le pays. Aux yeux des Occidentaux, les Afghans sont suspects. Le "chowkidar" savait que ses propos n’auraient pas autant de poids que ceux d’une personne venue de l'Ouest.
Même scénario aux postes de contrôle, à l'entrée des villes. Lorsque les policiers voient des Occidentaux - des travailleurs humanitaires, des journalistes, tous ces étrangers qui ont l’habitude de fréquenter les zones de guerre - ils les laissent passer d’un simple geste de la main.
En fait, ces deux soldats allemands viennent se renseigner sur l'origine des bruits que nous aurions faits la nuit dernière. Et nous accusent d'avoir joué de la musique toute la nuit. Immédiatement, nous mettons les choses au point : nous n’avons ni chanté ni joué d’un instrument. La musique de films hindi qui a braillé toute la nuit dernière provenait de nos voisins afghans qui célébraient un mariage chez eux.
Inflexibles, les soldats ne pouvaient en rester là. "Quittez ce quartier d’Afghans, c’est dangereux !" sermonnent-ils avant de partir.
C’est la chose la plus drôle que j’avais entendue depuis mon arrivée. Les quartiers résidentiels afghans sont complètements sûrs ; ceux entassés d’Occidentaux le sont bien moins.
Les gens tendent à devenir fous par ici, et les Occidentaux plus que tout. Les Nations unies et l’Union européenne ont déplacé la plupart de leur personnel vivant autour de Kaboul vers l’enceinte fortifiée de l'ONU, située au cœur de la capitale. Plusieurs organisations non gouvernementales ont aussi demandé à leur personnel international de rester discrets ces prochains jours. Les périodes d’élection sont généralement tendues, surtout en matière de sécurité.
Pourtant, les Afghans - du moins les adultes -, continuent de vaquer à leurs occupations, ils vont travailler. De nombreuses écoles restent portes closes. Les parents font attention, comme le feraient n’importe quel parent dans le monde. Mais lorsque je demande à des habitants de Kaboul s’ils ont peur de voter jeudi, ils répondent simplement non, en riant.
15h30 - Un mur qui nous sépare
L’organisation afghane Free and Fair Elections Foundation of Afghanistan tient une conférence de presse dans la salle Bamiyan de l’hôtel Intercontinental, un imposant bâtiment de style soviétique qui domine l’ouest de Kaboul.
Toute la presse nationale et étrangère est de sortie. Mais un mur vient séparer les journalistes internationaux de leurs collègues afghans.
Je retrouve mes vieux amis afghans, journalistes eux aussi. Ils sont chaleureux, expriment leur plaisir de me revoir et prennent le temps de me renseigner sur les coulisses de la politique afghane. Après quatre ans d'absence, ma pratique du terrain est quelque peu rouillée. Mais, tous se font une joie de mener cette opération de dépoussiérage. Avec le sourire.
De l’autre côté, les journalistes internationaux semblent venir d’une autre planète. Ils affichent une certaine sévérité, de l’impatience et une pointe de grossièreté. Ce n’est, bien sûr, pas intentionnel ; c’est un boulot difficile d’être reporter, surtout dans une ville touchée par des attaques. De quoi être nerveux, sans compter qu’ils doivent aussi répondre à des demandes toujours plus pressantes de leur rédacteur en chef.
Mon ami Babak, un journaliste qui travaille pour la plus grande agence de presse en Afghanistan, apprécie le spectacle. "Ma politique, me dit-il, consiste à ne même pas essayer de rentrer en compétition avec la presse internationale."
"Je dis à mes collègues, poursuit-il, le temps des élections est venu, terrez-vous. Les tigres sont en ville."