
Envoûtante chronique musicale en noir et blanc, "Leto" retrace l'épopée à bas bruit de rockeurs dans l'URSS de Brejnev. Le film, en compétition, a été présenté en l'absence de son auteur Kirill Serebrennikov, assigné à résidence dans son pays.
De toute façon, à Cannes, on n’a plus le droit de rien faire. Se tirer le portrait sur le tapis rouge, c’est fini. Voir les films avant tout le monde, aussi. Harceler les actrices pour leur faire miroiter un rôle dans le prochain Roman Polanski, faut même pas y penser. Rouler des cigarettes ou en Porsche sur la Croisette, non mais et puis quoi encore (bonjour, l’empreinte carbone). C’est clair, le festival se rapproche dangereusement de la dictature (pavé dans la marre). Encore deux ou trois interdictions édictées au nom du politiquement correct ou de la sécurité routière et vous verrez que la Croisette finira par ressembler à l’URSS de Leonid Brejnev.
Leonid Brejnev, pour ceux qui auraient séché les cours d’histoire en terminale (attention quand même, y a le bac à la fin de l’année), c’est celui qui dirigea l’Union soviétique de 1977 à 1982. Autant dire que, sous sa présidence, les occasions de s’éclater étaient rares. Alors qu’en Occident la génération post-Mai 68 s’initiait au culte de la Sainte-Trinité "sex, drugs and rock n’roll", de l’autre côté du rideau de fer, la jeunesse russe tentait laborieusement de faire souffler un vent de liberté sur leur vaste pays. À peine auront-ils déclenché une brise.
C’est ce rendez-vous manqué entre un désir d’émancipation et sa mise en œuvre que ressuscite "Leto" ("L’Été", en français), gracieux film musical signé Kirill Serebrennikov, réalisateur qui n’a pu faire le déplacement jusqu’à la Croisette, puisque sous le coup d’une assignation à résidence. Dans un beau noir et blanc (que le cinéaste n’hésite pas à malmener), l’unique long-métrage russe de la compétition raconte l’épopée rock menée à bas bruit par une bande d’anti-héros dans le Leningrad du début des années 1980. L’histoire est inspirée de faits réels, comme on dit dans les bandes annonces. Mike Naumenko et Viktor Tsoi, les deux personnages centraux du film, ont vraiment existé. Le premier fut le leader charismatique du groupe Zoopark, le second l’énigmatique auteur-compositeur et interprète du groupe Kino. Si ces noms n’évoquent rien aux amateurs de rock d’aujourd’hui, c’est parce que le son de leur guitare fut essentiellement destiné aux oreilles d’une jeunesse russe sous surveillance.
Fétichisme
Le film débute par un concert de Zoopark donné dans le seul "club rock" autorisé de Leningrad. Les musiciens y interprètent tranquillement leur hit "T’es qu’une merde" devant un public aussi sage qu’un parterre de séminaristes. Il faut dire que, parmi l’auditoire, assis en rang d’oignons, circulent des agents de la sûreté chargés de calmer les ardeurs des spectateurs remuant un peu trop la tête. Au premier abord, il y a quelque chose de comique à voir cette jeunesse éprise de David Bowie, T-Rex ou encore Led Zeppelin pratiquer un rock sans fièvre ni panache. Mais à mesure qu’avance le récit, on ne peut qu’éprouver de la tendre affection pour ses geeks aux cheveux longs dont l’amour pour leurs idoles hors d’atteinte n’est jamais loin de virer au fétichisme (ah ! toutes ces heures passées à recopier manuellement les pochettes d’albums achetés sous le manteau !).
Entendons-nous bien : "Leto" n’a jamais vocation à se moquer de ses personnages ni à les ériger en combattant de la liberté parce qu’ils osaient jouer la musique venue de l’ennemi capitaliste. Le film de Kirill Serebrennikov est avant tout un film sur les désillusions. Celles de gratteux habités mais contraints de produire un rock sous Lexomil, un rock sans paillettes, sans drogue et sans sexe (l’histoire de la rivalité amoureuse entre Mike et Viktor est aussi abordée avec une grande délicatesse). Leur musique, très présente dans le film, n’en est pas moins forte. Et c’est tout à l’honneur de Kirill Serebrennikov d’avoir su la restituer sans qu’elle ait à souffrir la comparaison avec les standards, eux aussi très présents dans la bande son, des Velvet Underground, d’Iggy Pop et des Talking Heads.
La force de "Leto" tient aussi à la manière dont il embrasse l’Histoire dans toute sa complexité et ses contradictions. À la fin du film, alors que le régime soviétique entame son ouverture avec la perestroïka, c’est, paradoxalement, le désenchantement et le renoncement gagne progressivement les pionniers du rock russe. Dans ce monde "réunifié", qu’est-ce que l’histoire du rock retiendra d’eux si ce n’est qu’ils n’ont fait que reproduire ce qui existait déjà ? Quand la jeunesse de l’Ouest découvrira de quoi rêvait celle de l’Est, ne rira-t-elle pas de ces ersatz polis d’icônes anglo-saxonnes ? À quoi bon persister dans un art qui a déjà tout accompli sans eux ? Mauvais coup du sort : Mike Naumenko et Viktor Tsoi sont tous deux morts prématurément, peu après la chute du Mur. Comme si le destin avait décidé qu’ils n’avaient plus leur place dans le nouvel ordre du monde.
On ne peut s’empêcher bien sûr de voir dans cette histoire celle de celui qui la narre. Plus de vingt-cinq ans après l’effondrement de l’empire soviétique, il peut s’avérer difficile pour un cinéaste d’exercer son art en Russie. Assigné à résidence pour "détournement de fonds publics" (condamnation que d’aucuns voient comme une manière détournée de museler un créateur), Kirill Serebrennikov était peut-être le plus à même de raconter les frustrations artistiques. Mais au moins son travail aura réussi à traverser les frontières.