Désinformation, censure et répression. C'est dans un climat de contrôle sans précédent dans le pays que le président Abdel Fattah al-Sissi, candidat à sa propre succession le 26 mars prochain en Égypte, s'avance vers une victoire quasi certaine.
Le gouvernement égyptien a beau avoir défendu une Constitution en 2014 qui garantit la liberté de pensée, d’opinion, de la presse, de la création artistique et littéraire, il exerce un contrôle de plus en plus arbitraire et intense sur toutes les formes d’expression publique. Le régime du président Abdel-Fattah al-Sissi, dont la réélection le 26 mars prochain ne semble guère laisser de doute, tolère peu la critique. Davantage que tous ses prédécesseurs.
Influencer les médias ne suffit plus. Les services de sécurité ont discrètement acheté des groupes de presse, écrivait le quotidien Mada Masr en décembre dernier. Il y a peu, le journal Al-Monitor expliquait que les éditorialistes et les rédacteurs en chef des publications de presse égyptiennes étaient tenus de se rendre à une session de formation traitant de sécurité nationale, organisée dans une école militaire. Ce qu’un journaliste égyptien basé à Berlin, Walid el-Sheikh, appelle la "militarisation du discours médiatique" : "cela ne s’était jamais vu à ce point dans l’histoire de l’Égypte. La pression exercée par Sissi sur les médias est pire encore que celle sous Moubarak ou même Nasser", estime le journaliste.
Le gouvernement a également ferraillé avec la BBC à propos d’un documentaire sur les disparitions forcées et la torture, et appelé au boycott de la chaîne britannique tant que celle-ci n'aura pas officiellement présenté des excuses sur un reportage jugé mensonger. Or les nombreux cas de torture sont devenus la "signature" des services secrets égyptiens, dénonce Human Rights Watch.
Contrôle de la presse
Cette mainmise sur les médias a commencé peu après que Sissi a destitué le président élu démocratiquement, Mohamed Morsi, en juin 2013. La purge a d’abord concerné toute personne suspectée d’agir en soutien des Frères musulmans.
Bénéficiant d’un regain de ferveur nationaliste, le général Sissi a pu se rallier les médias et un large public. Même les voix habituellement indépendantes et dissidentes ont loué sa capacité à sauver l’Égypte. Les portes de la présidence lui ont été grandes ouvertes en mai 2014, avec 97 % des suffrages.
Les attaques contre des soldats et des agents de sécurité par des insurgés islamistes, en particulier dans la péninsule du Sinaï, ont alimenté le discours patriotique dans la presse. À tel point que plusieurs éditorialistes ont signé une tribune en octobre 2014, appelant à limiter la critique du gouvernement pour le bien du pays.
Le président Sissi, de son côté, faisait le tri entre ses partisans et ses ennemis, qui sont accusés de faire partie d’une grand conspiration contre les fondements de l’État, manipulée par l’extérieur. La présence agissante de "mains étrangères" est une rengaine vieille comme la révolution de 1952, quand déjà les dirigeants égyptiens usaient de la xénophobie et des rumeurs d’hostilités étrangères pour canaliser la colère et justifier leur politique.
Au début du mandat du général Sissi, le gouvernement "s'en prenait surtout aux Frères musulmans et ciblait tous ceux qui s’opposaient à l’armée et à Sissi. Ils étaient vus comme des traîtres", explique Nancy Okail, directrice exécutive du Tahrir Institute for Middle East Policy. "À l’époque, c’était de la propagande anti-média. À présent, les médias eux-mêmes sont pris en main."
La presse égyptienne s’est globalement prêtée au jeu, mais la presse étrangère est plus difficile à contrôler. En 2015, le parlement égyptien a voté une loi anti-terroriste, qui prévoit que les journalistes encouraient deux ans de prison s’ils publiaient des informations sur des attaques terroristes contraires à celles du gouvernement. La peine de prison de deux ans a ensuite été ramenée à une simple amende.
Il y a deux ans, lors d'une allocution télévisée, Sissi à appeler la nation à "n’écouter les paroles de personne d’autre que lui". Quelques mois plus tard, le gouvernement créait une Cour suprême pour l’administration des médias, dont la présidence est désignée par Sissi lui-même.
Acheter la presse
Un niveau de surveillance insuffisant, visiblement. Un fonds d’investissement privé, géré par les services de renseignement, est notamment devenu propriétaire d’un groupe médiatique qui comprend, entre autres, la chaîne très populaire ONtv, et le quotidien Youm7. "Leur intérêt est de contrôler ce qui se dit et de désinformer, sinon, ils n’auraient pas acheté les médias", analyse Nancy Okail.
Par ailleurs, début 2017, le pouvoir a loué les services d’une agence américaine de conseil en affaires publiques, APCO, pour lancer EgyptForward.com, un site qui a pour but "d’informer le monde sur les progrès historiques à l’œuvre en Égypte". Depuis, pas moins de 425 sites internet ont été bloqués. Le compte Twitter @Egypt_Speaks dénonce régulièrement ceux qui sont critiques à l’égard du régime. "Par le passé, ils utilisaient la technique plus discrète du trolling", explique Nancy Okail. "Maintenant, ils utilisent les réseaux sociaux ouvertement." Les autorités s’assurent que "seule leur version de la vérité émerge, et qu’aucun média ne pourra la contredire. Dernièrement, toute publication qui donnerait une autre version de l’histoire officielle se voit coupée d’accès sur la toile", abonde Sherif Mansour, coordinateur des programmes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dans le Comité pour la protection des journalistes.
Emprisonner la presse
Les journalistes qui ont pris des libertés avec la ligne officielle ont été jetés en prison. L’Égypte est le troisième pays au monde qui emprisonne le plus les journalistes, décrit Sherif Mansour. Actuellement, vingt employés de la presse sont derrière les barreaux. Douze d’entre eux n’ont toujours pas été déférés devant un tribunal, et plusieurs souffrent de sérieux troubles de santé.
Mais être considéré comme un ami du régime n’est pas non plus une garantie. Khairy Ramadan, animateur à la télévision, est connu pour sa loyauté envers le gouvernement. Mais après sa récente interview avec l’épouse d’un officier de la police, qui se plaignait de ne pas pouvoir vivre avec le maigre salaire de son mari, il s’est retrouvé entre quatre murs. Son arrestation a provoqué un tollé parmi les personnalités médiatiques, et il a été relâché sous caution. Mais le signal était donné : personne dans les médias n’est en sécurité.
"Par toute une série de lois, de déclarations, de meetings publics, les autorités ont fait clairement comprendre que tout ce qui concerne les sujets militaires et de sécurité doivent s’en tenir strictement à la ligne du gouvernement", affirme Sherif Mansour.
Selon le rapport de Reporters sans frontières de 2017, l’Égypte se classe au 161e rang de la liberté de la presse, parmi 180 pays. Ce contexte augure mal de la couverture médiatique de l’élection présidentielle, qui se tiendra dans deux semaines, du 26 au 28 mars prochain. "C’est le pire moment de l’histoire du pays pour être journaliste en Égypte", estime Sherif Mansour.