Il y a 50 ans, Donald Crowhurst s'élançait pour un tour du monde en solitaire sans escale. Entre angoisse, isolement et folie, le navigateur britannique n'est jamais revenu de son voyage mais a laissé de précieux carnets de bord qui ont ins
Il y a quelques mois à peine, le Français François Gabart battait le record du tour du monde en solitaire sans escale en 42 jours et des poussières à bord de son trimaran. 50 ans plus tôt, les premiers navigateurs à avoir tenté de relever ce défi ont passé plus de 300 jours en mer. Certains sont devenus fous de solitude et d’autres n’en sont jamais revenus, à l’image de Donald Crowhurst.
Le film "Le Jour de mon retour", réalisé par James Marsh, au cinéma le 7 mars, raconte l’histoire vraie de cet Anglais qui n’est jamais rentré du Golden Globe Challenge, un tour de monde à la voile sans escale lancé par le Sunday Times en 1968.
Ingénieur et passionné de voile, Donald Crowhurst fabrique depuis le milieu des années 1960 des gadgets de navigation au sein de sa petite entreprise, Electron Utilisation. Inspiré par le parcours de Francis Chichester, premier navigateur autour du monde avec une seule escale devenu héros national en Grande-Bretagne, ce trentenaire décide alors de s’inscrire au départ du Golden Globe Challenge. En plus des 5 000 livres mises en jeu pour celui qui bouclera la course le plus rapidement, Donald Crowhurst y voit l’occasion de promouvoir les technologies sur lesquelles il travaille. Et surtout la possibilité de réaliser son rêve.
Le 31 octobre 1968 à 16h52, l’Anglais est le neuvième et dernier concurrent à prendre la mer, depuis le petit port de Teingmouth sous les yeux de sa femme, ses quatre enfants et une grande partie des habitants de la ville. La fabrication du Teingmouth Electron, son trimaran de 12 mètres, a coûté à l’homme d’hypothéquer toute sa vie. Alors même qu’il sait son bateau non terminé et mal équipé, Donald Crowhurst prend la mer. "Le contrat stipulait que s’il ne partait pas, sa maison et son entreprise seraient saisies, ou même s’il ne terminait pas la course. Il devait donc y aller", raconte l’acteur Colin Firth dans les notes de production du film.
Un voyage sans balise ni satellite
Donald Crowhurst s’élance cet après-midi d’automne en direction du cap de Bonne Espérance sur les traces des autres compétiteurs. Pourtant ce point stratégique, le navigateur ne le passera jamais. Au bout de quelques semaines en mer, il se rend compte que son bateau n’est pas du tout adapté pour un voyage si long et si agité. Sa coque en fibre de verre prend déjà l’eau, son dispositif d’auto-redressement ne marche pas et les complications se multiplient. Tiraillé entre la mise en péril de sa vie et la honte du renoncement et de l’échec, l’Anglais cède aux sirènes du mensonge et commence à reporter par radio de fausses positions sur son parcours.
"Le même type de matériel qu’utilisait l’explorateur James Cook"
Si aujourd’hui les bateaux sont localisés en permanence sur n’importe quelle mer grâce aux balises, GPS et satellites, les navigateurs de l’époque étaient complètement isolés à bord. Les cabines des concurrents du Golden Globe Challenge n’embarquaient que des outils de navigation rudimentaires. "Ils naviguaient munis du même type de matériel qu’utilisait l’explorateur James Cook (au XVIIIe siècle, ndlr). Ils pouvaient compter sur un sextant, un baromètre, une boussole et une girouette. Ils pouvaient se perdre et personne n’était en mesure de les sauver", détaille Colin Firth.
Alors pour sauver sa peau et sa fierté, Donald Crowhurst imagine de fausses vitesses et de fausses coordonnées pour faire croire à son avancée – avant de faire silence radio pendant trois mois. Il erre alors sur l’océan Atlantique, non loin des côtes brésiliennes et argentines où il accostera même une fois. Lorsqu’il reprend contact avec son entourage, il apprend qu’aucun de ses concurrents à part Robin Know-Johnston n’a terminé la course. Certains ont préféré abandonner face au déchaînement des éléments du cap Horn, d’autres ont coulé non loin de lui. Le Français Bernard Moitessier, comme enivré par les embruns, a lui renoncé à la compétition pour entamer un second tour du globe.
La solitude des marins
Donald Crowhurst comprend alors que s’il termine la course sain et sauf, il sera un second sous le feu des projecteurs de la presse du monde entier, intriguée par le parcours hallucinant de celui qu’elle prenait pour un amateur. Effrayé à l’idée de réveler son hoax, il poursuit sa dérive sur l’océan Atlantique. Petit à petit, il est gagné par la folie de la solitude. Sur le bateau, il lit "La théorie de la relativité" d’Einstein et d’autres ouvrages sur les corps célestes, ou tente de domestiquer un poisson-grenouille et un oiseau migrateur. Et surtout, il écrit.
"Il évoque le sort de la planète, il parle de politique avant de partir dans une sorte de réalité cosmique"
Car si l’on connaît en détail les zones troubles du voyage de Donald Crowhust, c’est parce que l’homme remplit chaque jour les pages d’un journal de bord, et enregistre des images et des sons à bord pour la BBC. L’équipe du film "Le Jour de mon retour", comme d’autres auteurs avant eux, a pu se plonger dans cette précieuse documentation : "Il y parle surtout de son régime alimentaire, de ce qu’il observait, de la météo, de ses problèmes avec son transmetteur. Il y chante pas mal – des chants de Noël, des chansons de marin, des ballades… Et paradoxalement, on a le sentiment qu’il s’agit d’un homme très seul."
Et puis au fur et à mesure, les propos de Donald Crowhurst deviennent moins terre à terre. "Il évoque le sort de la planète et il parle de politique", avant de "partir dans une sorte de réalité cosmique", raconte le réalisateur James Marsh. "Si Crowhurst commence à perdre la raison, c’est en grande partie lié à son isolement. Quand on n’a pas l’occasion de parler à qui que ce soit, le métabolisme cérébral change."
Le 10 juillet 1969, plus de sept mois après avoir pris la mer, le Teignmouth Electron de Donald Crowhurst est retrouvé par hasard au milieu de l’Atlantique par un navire postal britannique. À bord, aucune trace de son capitaine – à part trois carnets de bord et ses enregistrements. Le corps du Britannique ne sera jamais retrouvé.
La mort comme délivrance
Le journaliste du Guardian Robert McCrum, qui a pu consulter les écrits de Donald Crowhurst conservés par sa veuve, écrit : "Les carnets de bord, qui avaient commencé comme un relevé sans intérêt de navigation, étaient devenus le recueil perturbant d’un mensonge sans fin, les détails méticuleusement inventés d’un faux voyage." Et de poursuivre : "Puis lors des dernières semaines, ils deviennent un document encore plus terrible : les tribulations d’un esprit au bout du rouleau, 25 000 mots de confession philosophique et de spéculation dérangée sur la nature du cosmos dans lequel Donald Crowhurst se voyait comme le fils de Dieu. 'C’est fini', écrit-il sur la dernière page. 'C’est fini. C’EST LA DÉLIVRANCE… Je renonce au jeu'. C’était le 1er juillet 1969."
"Une tragédie grecque dans toute sa splendeur"
Même si sa femme Clare Crowhurst continue de croire que "Donald ne s’est pas suicidé", tout laisse à penser que le navigateur, ne supportant plus la solitude ni la pression de son propre mensonge, a mis fin à ses jours. Cette histoire vraie, que le réalisateur James Marsh qualifie très justement de "tragédie grecque dans toute sa splendeur", n’a pas cessé d’intriguer et d’attirer les auteurs.
À peine un an après la découverte du bateau et de ses carnets de bord, les journalistes du Sunday Times Nicholas Tomalin et Ron Hall signent le livre "L’étrange voyage de Donald Crowhurst" – réédité en 2018 aux éditions Arthaud. Depuis, l’épopée tragique du navigateur a aussi inspiré le documentaire "Deep Water", le film "Les Quarantièmes rugissants" ou le roman "Seule la mer s'en souviendra" d’Isabelle Autissier. Et maintenant le biopic "Le Jour de mon retour", au cinéma le 7 mars.
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