
La compétition du 70e Festival de Cannes entre dans sa dernière ligne droite avec deux films en costumes : la demi-réussite (ou demi-ratage) "Rodin", avec Vincent Lindon, et "Les Proies", plaisant huis clos féministe de Sofia Coppola.
On était content, on avait trouvé un jeu de mots super sur le film "Rodin". On se voyait déjà le balancer sur Twitter avec la mention #Cannes2017, histoire que tout ce que la Croisette compte de twittos puisse tomber dessus et le relayer en masse sur la Toile. C’est simple : on allait casser l’Internet. Bon : finis les bavardages ! Voici ce qu’on voulait écrire (accrochez-vous bien) : "Le pensum de Rodin…" (rapport au "Penseur" du sculpteur, mais si on doit expliquer, c’est que c’est raté).
Pas de chance, le "biopic" de Jacques Doillon, lui, ne l’est pas (raté). Enfin, pas totalement. On s’est quand même ennuyé ferme une bonne partie du film. Beaucoup de journalistes n’ont visiblement pas supporté les longueurs et sont partis durant la projection presse. Au générique de fin, un spectateur a crié en espagnol : "C’est du vieux cinéma !" Bah oui, c’est un film en costumes.
"Rodin" recouvre une décennie de la vie du sculpteur. Celle à cheval entre les années 1880 et 1890, considérée comme la plus féconde du maître. À cette époque, Auguste Rodin fréquente Camille Claudel et travaille sur "La Porte de l’Enfer" que l’État français vient de lui commander. Sous la blouse de l’artiste, Vincent Lindon, corps massif, incarne très bien cette sensibilité rustre du maître. Il est habité sans en faire des tonnes, mais a cette fâcheuse tendance à parler dans sa grosse barbe (on lisait les sous-titres anglais pour comprendre). Pas grave : nul n’ignore qu’un génie s’exprime par son art et non par sa bouche. Les bavardages ne sont donc pas des plus passionnants, qu’il s’agisse des déclarations d’amour enflammées à Camille Claudel (Izïa Higelin), des prises de tête avec son épouse Rose (Séverine Caneele) ou des badinages avec ses modèles. Rodin aimait trop et mal les femmes. Soit.
La passion qui l’emporte, c’est celle de l’homme avec la matière : le corps des femmes qu’il tente de saisir frénétiquement au dessin, la glaise qu’il travaille sur des ébauches de buste, l’écorce des arbres qu’il caresse pour reconnecter avec les aspérités d’une création brute, imparfaite. "La hiérarchie des matériaux, c’est l’or, puis le bronze, la pierre, le bois et enfin la terre. Et moi, j’ai inversé cette hiérarchie", énonce Rodin-Lindon en guise de manifeste.
Après Camille Claudel, l’autre grande obsession du sculpteur, c’était Balzac. Ou plutôt la statue de Balzac sur laquelle il a travaillé pendant des années. Le grand auteur de la "Comédie humaine" lui résista. Impossible de capturer un ogre dans le plâtre. Son premier essai choqua les commanditaires : l’écrivain y était représenté nu, le visage difforme, les parties génitales exhibées. Le ventre était énorme. "On dirait qu’il a subi une césarienne", fait dire Jacques Doillon à Camille Claudel. "Normal, il y avait 2 500 personnes de roman là-dedans. Il fallait bien les sortir !", répond Rodin (c’est marrant, à ce moment-là, on a pensé à Gérard Depardieu).
Ce que montre très bien le film, c’est l’artiste en réflexion. Comment, dans un XIXe siècle coincé entre les Anciens et les Modernes, Rodin choisit de délaisser les mœurs de salon de l’art institutionnel pour une approche plus primitive (pourquoi diable prétendre à cette perfection que les Grecs avaient, des siècles plus tôt, déjà atteinte ?). Le sculpteur du "Baiser" maltraite alors les corps, les ampute d’un bras ou leur écorche les mollets. On l’accuse de ne pas terminer ses œuvres. "Est-ce qu’on finit les arbres ?", argue-t-il. Quelle belle phrase ! Rien que pour cela, on ne pouvait se rabaisser à amuser la galerie avec un vulgaire jeu de mots.
L’autre long-métrage en compétition, mercredi, est lui aussi un film en costumes. "Les Proies" de Sofia Coppola se passe peu ou prou à la même époque que "Rodin". Nous sommes en 1864, dans le sud des États-Unis sécessionniste où le seul art pratiqué avec passion est celui de la guerre. Miss Martha (Nicole Kidman) dirige un pensionnat de jeunes filles dont la tranquillité va être perturbée par l’arrivée d’un caporal nordiste (Colin Farrell), salement blessé à la jambe. Cette histoire de loup dans la bergerie est l’adaptation d’un roman que Don Siegel avait déjà porté à l’écran en 1971, avec Clint Eastwood dans le rôle du soldat. Le point de vue adopté était alors celui du personnage masculin. Sofia Coppola, elle, prend le parti inverse en se rangeant du côté des pensionnaires et de leur directrice.
Pour sa deuxième participation en compétition (après celle de 2006 avec "Marie Antoinette"), la réalisatrice américaine renoue avec l’une de ses marottes : mettre en scène un groupe de filles brûlant de désir pour ne pas se consumer d’ennui ("Virgin Suicides" chez "Marie-Antoinette", quoi). La mise en scène est très élégante (des mauvaises langues parlent d’une esthétique de pub passée aux filtres Instagram, c’est méchant), et Nicole Kidman est impeccable en chef de troupe pas si inoffensive.
Sous ses airs de sensuel huis clos transgressif, "Les Proies" cultive une sorte second degré qui s’amuse des fantasmes de l’homme sur-confiant de son pouvoir d’attraction. Comme un coq en pâte dans cet univers de femmes trop contentes d’avoir un homme à la maison, le soldat Colin Farrell est bien trop occupé à jouer le bourreau des cœurs (de la jeune Elle Fanning et la moins jeune Kirsten Dunst) pour voir le piège se refermer sur lui. La portée féministe du film n’est certes pas révolutionnaire mais on apprécie le geste de Sofia Coppola qui, sourire en coin, envoie valser proprement ce patriarcat viriliste toujours prompt à crier à la castration, dès lors que les rapports de domination s’inversent.
Le ton tout en décontraction du film de Sofia Coppola, comme celui de son compatriote Noah Baumabac ("The Meyerowitz Stories" présenté quelques jours plus tôt), est d’autant bienvenu qu’il tranche avec le cinéma pisse-froid de ses pairs européens (Ruben Östlund, Yorgos Lanthimos, Michael Haneke), qui domine la course à la Palme d’or. Pas de quoi cependant prétendre au sacre le 28 mai. C'est un peu inquiétant, on arrive bientôt à la date fatidique et on n'a toujours pas trouvé notre Palme. Il se murmure que "Vers la lumière" de la Japonaise Naomi Kawase et "Le Jour d'après" du Sud-Coréen Hong Sang-soo sont de sérieux candidats au titre. Les deux seuls films de la compétition qu'on a ratés. C'est malin.