, envoyée spéciale à Calais – Le FN a frôlé les 50 % de suffrages au premier tour des régionales à Calais, sous-préfecture du Nord-Pas-de-Calais minée par le chômage, la pauvreté et frappée de plein fouet par la crise des migrants. Portrait d'une ville au bout du rouleau.
"Je suis à genoux”, soupire Gilbert Poinsenet. Ce septuagénaire est depuis 29 ans le propriétaire du Mirador, une brasserie cossue aux allures de pub anglais, dans le centre ville de Calais. Le père Noël en carton pâte niché en fond de salle sourit aux anges : la salle est quasiment vide, en ce mercredi, comme tous les jours depuis plusieurs mois. Le vieil homme se sent seul.
Comme lui, de nombreux Calaisiens sont fatigués. Acculés, inquiets, tous n'ont pas cédé aux sirènes extrémistes, mais le sentiment d'abandon est très répandu. Gilbert ne sait plus à quel saint se vouer. Depuis juin, les affaires vont de mal en pis et il ne croit pas que les élections y changeront grand-chose. À l'instar de 50,04 % d'électeurs inscrits à Calais, Gilbert Poinsenet n'a pas voté dimanche 6 décembre, pas plus qu'il ne votera le 13 décembre. “Les politiques sont tous les mêmes. Ils pensent à leur carrière, mais ils ne tiennent jamais leurs promesses”, lâche-t-il.
D'autres ont encore envie de croire que le vote est une arme. À Calais, ancien bastion communiste, presque un électeur sur deux a voté pour le Front national (FN) lors du premier tour des régionales. Si un récent sondage donne Marine Le Pen perdante dans la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie dimanche prochain, les élus locaux restent plus que jamais mobilisés pour détourner les électeurs du vote frontiste. Le Parti socialiste (PS) a retiré sa liste et les candidats du parti Les Républicains (LR) enchaînent meeting et communiqués. Sur le terrain, les frontistes se font en revanche plus discrets, pas d'affiches, pas de tractage. Parole de Calaisiens, ils n'ont même pas de QG de campagne dans la ville : "Pourquoi ils en installeraient un ? Sans rien faire, ils ont frôlé les 50 % !" fait remarquer à France 24 une journaliste du quotidien local "La Voix du Nord".
Calais était une aubaine pour le FN. Il y progresse régulièrement depuis la présidentielle de 2012, comme dans les autres villes du nord touchées par la crise. Dans cette agglomération de 72 000 habitants, installée sur le littoral de la Manche, le taux de chômage frise les 15 %, soit cinq points de plus que la moyenne nationale. Sans parler de la crise migratoire qui frappe la ville de plein fouet : plus de 4 500 migrants s'entassent dans la "jungle", bidonville à la périphérie de la ville, mais plus que jamais au coeur de toutes les préoccupations. Qu'ils soient de gauche, de droite ou apolitiques, les Calaisiens évoquent une situation “insupportable” tant pour les migrants que pour eux, qui en subissent les conséquences.
La mauvaise image de Calais
Pour Gilbert Poinsenet, la crise des migrants a, indirectement, bouleversé le climat économique de la ville. “Moi j'ai rien contre les migrants, les pauvres, c'est pas facile pour eux. Mais ça donne une mauvaise image de Calais”, explique l'homme. Alors que les affaires n'étaient déjà pas au beau fixe depuis la crise de 2008, elles se sont effondrées l'été dernier, quand migrants et forces de l'ordre se sont affrontés à l'entrée du tunnel sous la Manche.
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Depuis, Calais, autrefois célèbre pour sa dentelle et ses bières, est maintenant réputée "ville dangereuse". Les touristes – principalement belges et britanniques – ainsi que les routiers se tiennent désormais à l'écart de ce qui fut longtemps une étape incontournable entre la France et l'Angleterre. La cité Europe, un immense centre commercial à la sortie du tunnel, draine encore quelques voyageurs de passage, mais le centre de Calais, lui, est déserté. “À la belle époque, on vivait grâce au tourisme des Anglais. On les mettait à la porte quand les frigos étaient vides, tellement on avait fait de couverts !" se souvient Gilbert, nostalgique. "Mais les Anglais ont eu peur. Ils préfèrent passer par Caen ou Zeebruges (en Belgique)". En août, son chiffre d'affaire a baissé de 49 %, il a dû licencier cinq employés.
Le vieil homme a dû renoncer à l'idée de transmettre la brasserie à son fils qui a quitté une région "où il n'avait aucun avenir". Il n'a plus qu'un rêve : la retraite. “Le mois dernier, j'ai travaillé 344 heures. Je suis fatigué, je voudrais me reposer mais je ne peux pas”. Le vieil homme a mis son commerce en vente il y a deux ans, il n'a pas reçu une seule offre d'achat. “Qui voudrait s'installer à Calais aujourd'hui ?”, soupire-t-il.
La question se pose, en effet, à en juger par la succession de panneaux "à vendre" ou "à louer" qui couvrent les vitrines des dizaines de commerces abandonnés dans le centre ville. Le soir, le vent glacial souffle sur des artères aussi vides que silencieuses. Dès les premières pénombres, les parents inquiets avertissent leurs enfants, agrippés sur le manège à balancelles de la place du théâtre, que ce tour sera le dernier. On ne traîne plus dehors, la nuit, à Calais.
Jeunes, populations défavorisées, chômeurs : le cockail FN
"La seule solution, c'est de partir" assène Laurence Lefèbvre. À 41 ans, cette mère au foyer lutte pour nourrir ses trois enfants. Son mari, en contrat précaire comme agent de sécurité au tunnel après cinq ans au RSA, peine à joindre les deux bouts. Alors, une fois par semaine, Laurence vient chercher viande, conserves et légumes frais "quand y'a!" à l'épicerie sociale de Calais. Les bénéficiaires y payent leurs denrées au dixième du prix en magasin. Mais même ça, c'est parfois trop. "À la fin du mois, on suce les glaçons", avoue-t-elle. Comme Laurence, plus de 19 000 personnes ont bénéficié de ce programme d'aide alimentaire – un parmi tant d'autres à Calais – l'année dernière.
Dans la région, la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté dépasse les 18 %, soit un peu plus d'un million de personnes, selon l'Insee. “De ce constat apparaissent trois catégories de population : les jeunes, les populations défavorisées, et les chômeurs, et parmi eux les chômeurs de longue durée. Ces trois profils socio-économiques sont exactement ceux de l’électorat du Front national. Le résultat du premier tour n’est donc en rien une surprise", a commenté l’universitaire Bernard Dolez, invité de France 3 Nord-Pas de Calais, dimanche soir.
Sébastien non plus n'est pas étonné. Ce cuisinier de 28 ans ne veut pas dire à qui il a donné sa voix, le 5 décembre, mais le résultat des urnes ne le désole pas. Au contraire : "Je suis ravi ! Le pouvoir politique va peut-être comprendre que quelque chose doit changer. Il faut que l'État se réveille sur notre situation : tout ferme, y'a plus de clients et en plus ça fait dix ans qu'on voit arriver des migrants sans que rien ne soit fait. Alors c'est normal que les gens deviennent racistes !" s'insurge ce Calaisien "d'origine".
"Plus rien à perdre"
En meeting mercredi soir sur la place d'armes pour mobiliser ses troupes, qui font salle comble, la maire LR de Calais, Natacha Bouchart, estime de son côté que le score du FN a moins à voir avec le "racisme" qu'avec la colère. “Ce vote de colère, je le comprends puisque cette colère je la partage". Un élément de langage entendu dans la bouche de dizaine de responsables du parti depuis dimanche dernier. Elle n'a pas de mots assez forts pour inciter les électeurs à faire barrage au parti d'extrême droite. Pour elle, la victoire de Marine Le Pen pourrait déclencher une "guerre civile". “Le FN, dit-elle, est un capteur des mécontentements, de la colère, de la peur mais il ne fait pas de propositions (…) Il faut savoir se rassembler pour protéger la région d'un danger imminent".
Mais d'aucuns estiment que le danger est déjà là. Le collectif des "Calaisiens en colère" dénonce les risques sanitaires, économiques et sécuritaires qu'il considère directement liés à la présence des migrants. Le groupe, composé de 13 membres, s'est constitué il y a six mois pour exprimer, à voix haute, "le ras le bol des Calaisiens". Il se revendique "apolitique", mais sa page Facebook, qui comptabilise plus de 30 000 visites, génère une déferlante de commentaires pro-FN ou carrément xénophobes. Et pour cause : tous les jours, le collectif y recense des infractions et débordements filmés attribués aux migrants.
Pour Sandrine, l'une des fondatrices, Calais n'est ni plus ni moins qu'une "bombe à retardement". "Nos enfants ont peur de sortir dans la rue, le soir tout le monde reste chez soi... Et puis maintenant, il paraît qu'y a même des gens de Daesh dans le camp", renchérit Laurent, membre du collectif. La machine à peur est en marche et rien ne semble pouvoir l'arrêter. Pas même la présence policière et militaire aux abords de la jungle, pourtant intensifiée depuis les attentats du 13 novembre. "On continue de déployer des moyens pour les migrants, mais il n'y a personne pour nous protéger nous, les Calaisiens. Dès que les médias évoquent Calais, ils parlent des migrants mais jamais de nous, les habitants. On est les oubliés de Calais !"
C'est ce même sentiment d'abandon qui incitera Gérard à donner sa voix au FN dimanche prochain. "Marine Le Pen est la seule qui s'est intéressée à nous", explique-t-il calmement. En meeting à Calais le 2 octobre, la présidente du FN avait parlé "d'une ville martyre", "assiégée", soumise "à une situation apocalyptique". Des mots qui ont touché Gérard dont l'entreprise de démolition et la maison familiale sont installées Chemin des dunes, juste en face de la jungle. "On a fait un référé pour demander plus de sécurité mais nous avons été déboutés. Alors comme personne ne nous aidait, on s'est chargés tous seuls d'installer barrières rigides, portail sécurisé et vidéo-surveillance", poursuit-il.
Il n'est pourtant pas dupe et il le rappelle lui-même : dès le lendemain du premier tour, Marine Le Pen a admis qu'elle ne pourrait pas faire grand-chose pour la jungle si elle était élue à la tête de la région. "Cette question n'est pas dans les compétences d'un Conseil régional”, a-t-elle rappelé. Mais Gérard estime qu'il n'a plus rien à perdre. “En 30 ans, rien n'a changé. C'est le moment d'essayer le FN , ça ne va pas nous tuer, alors essayons, on verra".
Du rejet à l'entraide
Ils sont nombreux à partager cette colère, mais tous diffèrent sur les moyens d'y répondre. "Il y a un désarroi réel à Calais et des indicateurs de précarité. Face à cela, il y a deux réactions possibles : le rejet ou la mobilisation et l'entraide", analyse Sandrine Servantès, Calaisienne d'adoption et travailleuse sociale.
Ayant déjà hébergé le camp de Sangatte de 1999 à 2002, le Calaisis a une solide tradition d'accueil et ses habitants sont les premiers à venir en aide aux migrants et à apporter une aide bénévole. À l'instar de Laurence Lefèbvre, pourtant bénéficiaire de l'épicerie sociale. "Je donne ce que je peux, un peu d'eau ou un peu de pain. Je ne peux pas laisser des gens crever de faim dans la rue sous mes yeux", explique la mère de famille.
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"Je n'ose pas imaginer ce que serait cet endroit sans l'aide des locaux", témoigne Guillaume Sénéchal, membre de l'association Vie active qui gère le centre Jules Ferry. Cet accueil de jour sert 2 000 repas chauds par jour et offre douches, boissons chaudes et électricité aux migrants pour charger les portables. Souriant à une bande de garçons qui jouent au foot sur le terrain boueux du centre, Guillaume n'est pas là pour parler politique : "J'adore ce boulot, les gens que j'ai rencontrées sont formidables. Ça m'a ouvert les yeux".