Les Irlandais ont répondu à une question historique vendredi : faut-il ouvrir le mariage aux homosexuels ? Si les sondages prédisent un "oui", le taux de participation, et donc l’issue du vote, restent incertains.
Dans la très catholique et conservatrice Irlande, la question qui a été posée par référendum aux électeurs, vendredi 22 mai, a longtemps été taboue. Les Irlandais ont été appelés à dire si, oui ou non, ils acceptent que les couples homosexuels aient le droit de se marier.
Si la réponse est positive, le pays au trèfle sera le premier au monde à reconnaître le mariage pour tous par un consentement populaire, et non par par une loi. L’institution du mariage est en effet inscrite dans la Constitution irlandaise. Aussi, afin amender l’article relatif au mariage, il faut amender la Constitution. "Pour modifier notre Constitution, nous avons besoin d’un referendum, explique à France 24 David Farrell, professeur de sciences politiques à l’université de Dublin. Le gouvernement n’avait pas d’autre choix que de suivre ce chemin."
Dans un pays où l’avortement est toujours illégal et où l’homosexualité a été dépénalisée très tardivement, l’avènement du mariage pour tous peut paraître étonnant. Pourtant, selon les derniers sondages, le "oui" est en passe de l’emporter. D’après une étude Ipsos MRBI/Irish Times publiée samedi 16 mai, il réunirait 58 % des votants, contre 25 % pour le "non" et 12 % de personnes sans opinion.
La place de l’Église affaiblie
Plusieurs facteurs ont permis cette évolution des esprits. "Il y a d’abord les scandales religieux qui se sont multipliés ces dernières années en Irlande, et qui ont remis en question la place de l’Église, rappelle Pauline Beaugé de La Roque, docteur en histoire irlandaise, spécialiste des questions politiques et religieuses, interrogée par France 24. La société reconnaît aujourd’hui un autre pouvoir que catholique."
Autre élément explicatif, l’entrée de l’Irlande dans l’Union européenne en 1973 : "Cela a obligé les Irlandais à s’ouvrir et cela a permis un nombre d’échanges extraordinaires, un brassage d’idées impensable dans les années 1970", relate la spécialiste.
Si bien que contrairement à la France, où les manifestations anti-mariage pour tous – parfois très virulentes – ont fait rage avant et après le vote de la loi Taubira, la mesure ne suscite pas d’animosité majeure chez les 4,7 millions d’Irlandais. "Il est stupéfiant que la question passe mieux en Irlande, s’étonne auprès de France 24 Nathalie Sebbane, maîtresse de conférences à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste de l’histoire des femmes en Irlande. Il y a bien sûr des groupes d’opposition, mais il y a davantage de militants en faveur de la réforme."
Pauline Beaugé de La Roque, de son côté, est un peu moins étonnée par ce manque de résistance irlandais, de la part notamment des religieux. Car, selon elle, ces derniers ne se sentent pas vraiment menacés par l’État : "Nous sommes toujours surpris, en France, de ne pas voir d’anticléricalisme et de laïcité en Irlande. En fait, les relations entre l’Église et l’État sont beaucoup plus pacifiées. L’Irlande est catholique par tradition, car l’Église a joué un rôle essentiel dans l’indépendance en 1920. Quelque 85 % des Irlandais vont à la messe de temps en temps, mais ces dernières années, ils se sont dirigés vers plus de liberté vis-à-vis de l’Église, vers une foi d’arrangement."
Pour David Farrell, la manière d’amener la réforme a aussi joué : "La raison principale qui explique la faiblesse des manifestations anti ‘oui’ est que contrairement à la France, où la décision a été prise au Parlement, en Irlande, elle est prise par referendum, donc par consultation de tous les citoyens."
"Mariage equality" vs "mariage gay"
L’État a tout de même pris soin de ménager les esprits par la rhétorique : "Dans le texte du referendum, on ne parle pas de ‘mariage gay’, mais de ‘mariage equality’, nuance Nathalie Sebbane. Lorsque le ministre de la Santé a fait son coming out l’année dernière, il a choisi, pour défendre cette réforme, de parler d’égalité des droits et non pas de mariage homosexuel. Malgré l’évolution des idées, ce n’est pas quelque chose que l’on peut vendre si facilement. Le projet est d’ailleurs vendu comme une manière de remonter le taux de mariages, qui est en baisse en Irlande."
Certaines franges de la population restent plus favorables que d'autres au mariage pour les homosexuels : les femmes d’abord, bien qu’elles soient plus religieuses que les hommes. En effet, elles sont elles-mêmes victimes du conservatisme ambiant, notamment vis-à-vis de l'avortement. "Beaucoup doivent se rendre en Grande-Bretagne", relève Nathalie Sebbane. D’autres clivages existent, générationnel – les jeunes, qu’ils soient religieux ou non, sont globalement pour le "oui" – et géographique – les habitants des zones rurales sont moins favorables au "oui" que les citadins, car plus conservateurs.
Mais en réalité, même si le "oui" est donné gagnant, le taux d’abstention sera une donnée clé vendredi. "Le référendum aura lieu en semaine, donc pendant le temps de travail, note Pauline Beaugé de La Roque. Or les personnes qui vont voter ‘non’ sont plus nombreuses parmi les retraités, qui ont la possibilité de se déplacer. Le jour du vote, les forces opposantes sont souvent très massives et mobilisées lors des référendums en Irlande."
David Farrell confirme : "Les référendums, en particulier ceux qui arrivent tard dans le calendrier parlementaire comme c’est le cas ici, sont difficiles à prévoir car beaucoup de votants expriment en fait leur accord ou non avec le gouvernement, plus qu’avec la question réellement posée. Par ailleurs, nous anticipons un faible taux de participation, d’où une incertitude sur le résultat final." Le Premier ministre irlandais l’a bien compris, et s’est empressé, samedi, d’appeler les citoyens à voter. Pour que le "oui", majoritaire dans les esprits, ne leur échappe pas dans les urnes.