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Philippe Lacôte : "Je n'ai pas fait 'Run' pour réconcilier les Ivoiriens"

À l'occasion de la sortie en France de "Run" de l'Ivoirien Philippe Lacôte, France 24 republie l'interview que le réalisateur avait accordée lors du dernier Festival de Cannes, où le film était présenté dans la section "Un certain regard".

Sept mois après sa présentation au dernier Festival de Cannes, où il était sélectionné dans la très exigeante section "Un certain regard", "Run", de Philippe Lacôte, sort mercredi 17 décembre sur les écrans français. Magnétique fable sur la Côte d'Ivoire, le premier long métrage de fiction du cinéaste franco-ivoirien suit les pérégrinations d'un jeune Ivoirien qui a décidé de tuer le Premier ministre. Récit politique mâtiné de surnaturel, le film brosse le vibrant portrait d'un pays secoué par 10 années de crise politico-militaire. Au lendemain de la projection de son film sur la Croisette, le réalisateur nous avait reçus pour parler du rôle de la fiction dans l'écriture de l'Histoire.

France 24 : "Run" retrace les quelque 10 années de crise qui ont agité la Côte d’Ivoire de 2000 à 2011. Avez-vous rencontré des difficultés à filmer un conflit dont les plaies ne sont pas encore tout à fait cicatrisées ?

Philippe Lacôte : Le tournage a parfois été difficile, oui. Nous avons eu beaucoup de problèmes avec les journaux qui, selon leur sensibilité, disaient que nous étions pour un camp ou pour un autre. La crise ivoirienne est un sujet encore brûlant et sensible. Beaucoup de gens y ont perdu des membres de leur famille et réveiller tout cela n’a pas été simple. Mais je n’avais pas envie de faire ce film 10 ans après le conflit. En tant que cinéaste, cela m’intéressait de tourner dans un décor encore chaud, avec des acteurs ayant connu cette page récente de l’Histoire. Je voulais être au plus près de ce passé.

Les personnages que vous mettez en scène sont fictifs, mais certains d’entre eux rappellent des personnes réelles. L’Amiral, que le héros de "Run" veut tuer, évoque, par exemple, Charles Blé Goudé, l’ancien chef de la milice pro-Gagbo des Jeunes patriotes…

Avec ce film, nous sommes confrontés à des problèmes d’identification. Tout le monde veut absolument nous faire dire que tel personnage est en réalité untel ou untel. Moi, ce qui m’intéressait chez Charles Blé Goudé, c’était sa tenue vestimentaire et sa casquette qui sont très emblématiques, un peu comme les accessoires du Che. J’ai récupéré ces éléments pour l’Amiral, mais je ne peux pas dire que ce soit Blé Goudé. Si j’affirme que c’est lui, je m’inscris dans une véracité, alors que je souhaitais seulement jouer avec la personne publique. La fiction nécessite qu’on se détache de la réalité. "Run" est un film qui est politique certes, mais indirectement.

Le cinéma peut-il jouer, selon vous, un rôle dans la réconciliation en Côte d’Ivoire ?

Quand un pays comme le nôtre sort tout juste de la guerre, les artistes ont un rôle de témoin à jouer. En termes de responsabilité morale, il ne m’appartient pas d’attiser des colères inutiles, mais je n’ai pas pour autant fait ce film pour réconcilier les Ivoiriens. Maintenant, je laisse aux politiques le soin de s’occuper du vaste chantier de la réconciliation. J’ai fait ce film pour que l’on regarde dans le rétroviseur, qu’on se demande d’où est venue cette violence. Est-elle en nous depuis toujours ? Quels en sont les germes ? Peut-être qu’en s’arrêtant sur la question, on évitera une autre catastrophe.

Votre film fait beaucoup appel au mystique et au surnaturel. Pourquoi avoir voulu confronter des faits historiques à ce qui appartient au domaine du spirituel et de l’onirique ?

Dans notre pays, la frontière entre le mystique et le réel, entre le visible et l’invisible, est très mince. Il était important de représenter l’imagination à l’écran pour montrer la manière dont les Ivoiriens voient le monde. Mais j’ai aussi voulu montrer leur visage à travers l’histoire de Run et les amitiés qu’il entretient avec des personnages, comme Gladys la mangeuse ou le faiseur de pluie. Je souhaitais également représenter des lieux allant de la savane à l’océan en passant par la forêt ou des paysages sahéliens. Avec ce film, je brosse un portrait historique, géographique, politique de la Côte d’Ivoire. C’est un pays que j’aime beaucoup, que j’aime filmer.

Est-il important pour le cinéma ivoirien d’avoir l’un de ses films sélectionné à Cannes ?

Aujourd’hui en Côte d’Ivoire, il y a quelques réalisateurs qui se battent pour faire leur film, mais il n’existe pas vraiment d’industrie du cinéma. Une politique se met en place au niveau du ministère de la Culture qui a créé un fonds avec l’Office national du cinéma, mais si on veut vraiment aider le septième art ivoirien, il faut entrer dans une politique de long terme. Je suis très fier d’être à Cannes, mais cette sélection n’est pas un terminus, elle doit être un départ. C’est un travail quotidien, il faut qu’on forme de jeunes acteurs, de jeunes techniciens. Je ne comprends pas, par exemple, qu’un acteur comme Isaach de Bankolé [qui vit actuellement aux États-Unis] ne soit jamais invité en Côte d’Ivoire pour mener des ateliers avec de jeunes acteurs. Nous avons des potentiels, des talents à l’international et on ne les utilise pas.

Peut-on parler d’un "cinéma africain" comme on peut parfois l’entendre dire à Cannes ? Vous reconnaissez-vous dans le travail du Mauritanien Abderrahmane Sissako, du Sénégalais Moussa Touré ou du Tchadien Mahamat Saleh Haroun ?

C’est terrible de nous réduire à une seule entité. Moi, je ne dis pas que Ken Loach fait du cinéma européen mais du cinéma anglais. Des gens qui vivent sur un même continent partagent une réalité commune, une géographie, une histoire : évidemment qu’ils réagissent de la même manière ! Mais il y a eu tellement de malentendus autour de ce terme "cinéma africain" qu’on a d’abord envie de cultiver nos différences. On a envie de dire que sur un continent qui est trois fois plus grand que l’Europe, il existe plusieurs voix cinématographiques. Par exemple, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de montrer une Afrique urbaine, de dire que l’Afrique n’est pas que rurale. C’est de dire qu’Abidjan est une métropole de six millions d’habitants et qu’on est peut-être plus près de Londres que du village qui est à l’autre bout de la Côte d’Ivoire.

Avez-vous justement des projets de nouveaux films ?

Je prépare une fiction qui se déroulera dans la prison de Yopougon, la seule d’Abidjan. Ce sera l’histoire d’un jeune homme qui a été chargé par les autres détenus de raconter chaque soir une histoire qui doit durer toute la nuit. S’il arrive jusqu’au bout de la nuit, il sera alors traité comme un roi le jour. Ce sera les "Mille et une Nuits" ivoiriennes mélangées avec Edgar Allan Poe. J’avais envie d’explorer cette mystique du prisonnier, de m’interroger sur la notion du bien et du mal en milieu carcéral, sur le rapport à la morale assez particulier qu’entretiennent les gens en prison. Un peu comme dans les livres de Jean Genet.

Lors de la projection de "Run" à Cannes, vous avez raconté avoir voulu faire du cinéma grâce à Bruce Lee…

C’est une histoire vraie ! J’ai grandi près d’un cinéma à Abidjan, Le Magic, où dans mon enfance je passais le plus clair de mon temps. Un jour, alors que nous regardions un film de Bruce Lee, un homme s’est levé avec un couteau et a transpercé l’écran pour poignarder le méchant du film. Depuis, j’ai toujours été frappé par la force de vérité du cinéma et la mythologie qu’il pouvait créer.

-"Run", de Philippe Lacôte, avec Abdoul Karim Konaté, Isaach de Bankolé, Reine Sali Coulibaly.... (1h40)