Haïti n'organisera finalement pas de funérailles nationales pour le dictateur Jean-Claude Duvalier, décédé le 4 octobre. Pour le sociologue haïtien Hérold Toussaint, la mort de de "Bébé Doc" doit permettre au pays d'entamer un devoir de mémoire.
Il n'y aura pas de funérailles nationales pour Jean-Claude Duvalier. L'ancien dictateur haïtien, surnommé Bébé Doc" sera inhumé samedi 11 octobre lors d'une cérémonie privée, a annoncé son avocat.
Mort d'une crise cardiaque le 4 octobre, à l'âge de 63 ans, Jean-Claude Duvalier n'a jamais été jugé pour les crimes commis pendant son règne.
Pour le sociologue Hérold Toussaint, professeur à l'Université d'État d'Haïti, ce moment dans l'histoire du pays est l'occasion d'effectuer un travail de mémoire, jamais accompli, sur les années de dictature duvaliériste. Décryptage.
France 24 : Jean-Claude Duvalier a gouverné Haïti d’une main de fer de 1971 à 1986. Pourtant, la possible organisation de ses funérailles a créé des dissensions au sein de la population. Que représente Duvalier pour les Haïtiens ?
Hérold Toussaint : Jean-Claude Duvalier est un héritier, celui de son père François. Le règne des Duvalier a été caractérisé essentiellement par la peur. Les opposants ont été éliminés, les élites intellectuelles ont dû s’enfuir.
Maintenant, il est mort. Alors comment accueillir la mort de quelqu’un qui n’a pas été jugé ? On n’a jamais eu le procès pour les crimes commis sous son régime. On pourrait parler de la lenteur de l’appareil judiciaire haïtien, mais la vraie question est l’irresponsabilité des élites haïtiennes qui se sont tues sur ces crimes, depuis 1986. Haïti a un devoir de mémoire.
Voulez-vous dire que l’histoire de la dictature duvaliériste est méconnue des jeunes générations ?
Quand Jean-Claude Duvalier est revenu en 2011, on a vu des jeunes de 25-30 ans aller acclamer le dictateur à l’aéroport, en n’ayant aucune idée de ce qu’il avait fait. Il y a un silence complice dans ce dossier.
Il y a un énorme travail de mémoire à faire. C’est le rôle de l’État, de la société civile, des historiens. Ce moment est propice pour accomplir ce qui n’a jamais été accompli. Il n’y a, par exemple, jamais eu de grand débat sur l’idéologie duvaliériste fondée sur la couleur. François Duvalier prônait une idéologie "noiriste" et voulait qu’un messie libère Haïti de la misère. Il a donné le pouvoir à l’élite mulâtre, laissant entendre qu’elle avait une mission rédemptrice. Mais elle n’a fait qu’exploiter la population haïtienne et elle porte aujourd’hui une grande responsabilité dans la misère du peuple. En invoquant la question de la couleur, Duvalier a voulu effacer les conflits sociaux.
Sa disparition marque-t-elle la fin de cette idéologie duvaliériste ?
Le duvaliérisme comme idéologie est toujours présent dans le pays. Les causes de son émergence sont toujours d’actualité. Quand on ne fait pas de travail de mémoire, on risque une logique de répétition, et du coup on a du mal à entrer dans la modernité et la rationalité. Mais la raison n’est pas l’apanage d’une nation, d’un peuple, d’une race. Nous pouvons tous y avoir accès avec de l’éducation. Mais il n’y a pas d’éducation à la citoyenneté en Haïti. Alors comment analyser les erreurs de l’Histoire ?
La mort de Duvalier peut justement être l'occasion d’entamer ce travail de mémoire. Les élites sont-elles, selon vous, capables d’accomplir aujourd’hui ce qu’elles n’ont jamais fait jusqu’à présent ?
Les élites devraient s’appuyer sur cette mort. Il n’y a pas eu de procès donc il faudrait plus que jamais des débats importants sur la société haïtienne. Il faudrait en profiter pour relancer la question de l’éducation à la citoyenneté. Car on ne s’improvise pas citoyen, comme on ne s’improvise pas démocrate. C’est un apprentissage. Après, serons-nous assez intelligents pour entamer ce travail à partir de la mort de Duvalier ? Pour introduire un débat sur le populisme, sur la dépendance de notre état vis-à-vis de la communauté internationale, sur l’éternelle mystification d’un messie rédempteur ? Saurons-nous faire ce travail de mémoire ? Nous avons besoin d’une élite qui en soit capable. Le sera-t-elle ? Ce n’est pas à moi de répondre.
Hérold Toussaint est l’auteur de "Sociologie d'un jésuite haïtien. Karl Lévêque, Éductateur politique". Karl Lévêque, mort en mars 1986, est l'un des analystes du discours duvaliériste.