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"Bethléem" : quand un duo israélo-palestinien fait le pari de la neutralité

Difficile de ne pas voir dans un film traitant du conflit israélo-palestinien dans quel camp penche son réalisateur. Mais pour "Bethléem" l’Israélien Yuval Adler et le Palestinien Ali Waked se sont astreints à la plus grande neutralité. Rencontre.

Thriller tendu et haletant sur la complexe relation entre un agent israélien et son indic palestinien, "Bethléem" a récolté plusieurs prix en Israël et reçu un accueil chaleureux dans de nombreux festivals internationaux. Un succès que le film doit, entre autres, à l’objectivité avec laquelle il aborde le conflit israélo-palestinien.

À l’occasion de sa sortie en France mercredi 19 février, FRANCE 24 a rencontré son réalisateur, l’Israélien Yuval Adler, dont c’est le premier film, et son co-scénariste, Ali Waked, un Arabe israélien de Jaffa, qui a passé la grande partie de sa carrière comme correspondant dans la bande de Gaza pour le site internet israélien Ynetnews. Ils nous parlent de leur collaboration, des quelques critiques que le film a essuyées en Israël et de leur souci de neutralité.


FRANCE 24 : Comment vous est venue l’idée de "Bethléem" ?

Yuval Adler : J’ai toujours été intrigué par la façon dont les services secrets israéliens recrutent et font travailler des informateurs palestiniens. Comment persuader quelqu’un de trahir son propre peuple ? C’est un jeu sacrément dangereux. Je souhaitais donc faire un film qui explore le conflit de l’intérieur. Mais qui le raconte des deux côtés. Et pour cela, je devais travailler avec un Palestinien. L’un de mes amis m’a alors présenté Ali. Lors de notre première rencontre, nous nous sommes tout de suite compris. Nous avons immédiatement su que nous ne voulions pas faire un film résolument politique. Nous voulions d’abord faire beaucoup de recherches, interroger des agents israéliens et d’anciens indics palestiniens. C’était, selon nous, la condition pour montrer le conflit de manière objective. Et laisser le spectateur former son propre jugement.

Ali, comment avez-vous réagi lorsque Yuval vous a contacté ?

Ali Waked : J’avais couvert le conflit pendant des années comme journaliste dans la bande de Gaza et, à ce titre, j’avais déjà reçu pas mal de propositions de la part de réalisateurs israéliens. Mais je sentais qu’il y avait toujours une démarche politique derrière. Avec "Bethléem", Yuval et moi voulions proposer au public une histoire vue des deux camps, en nous gardant de présenter une partie comme le bien et l’autre comme le mal absolu. Il nous importait énormément d’interroger en amont des Israéliens et des Palestiniens et de nous éloigner des symboles et des gros titres de l’actualité. Nous avons ressenti le besoin de parler avec des personnes qui nourrissent le conflit mais qui en paient aussi le prix fort.

La collaboration entre un Israélien et un Palestinien est assez rare au cinéma. Y a-t-il eu des tensions ou des désaccords durant la préparation et le tournage de "Bethléem" ?

A. W. : Sur la forme, en tant que journaliste, je voulais prendre en compte n’importe quel détail me paraissant important, mais en tant que cinéaste, Yuval dirait que certaines choses ne se filment pas, qu’elles ne sont pas conformes à la grammaire cinématographique. Sur le fond, nous n’avons eu aucun désaccord.

Y. A. : Nous avons eu des divergences artistiques, jamais politiques. Comme depuis le début nous avions décidé de montrer le conflit du point de vue de ceux qui le vivent – en l’occurrence un agent israélien, un adolescent et un militant palestiniens – il nous était plus facile d’éviter le piège du "si nous montrons un méchant Israélien, il faut aussi montrer un méchant Palestinien". Tout ce qui est montré dans le film l’est du point de vue des personnages. Par exemple, nous n’avons pas filmé d’attentats-suicides mais plutôt les journaux télévisés qui en parlent, parce que c’est comme cela qu’un agent israélien les vit au quotidien.

Bien que leur relation soit basée sur la manipulation, l’agent israélien et son informateur palestinien peuvent se montrer prévenants l’un envers l’autre. Est-ce réaliste ?

Y. A. : Le travail d’un agent secret est d’instaurer un climat d’intimité. Tous les agents israéliens avec qui je me suis entretenu m’ont dit qu’à force de passer du temps avec leur source, ils finissaient par éprouver une certaine empathie. La plupart d’entre eux m’ont confié avoir même l’impression d’être leur psy, car personne d’autre ne les écoute avec autant d’attention. Dans le film, l’indic palestinien a des problèmes avec son père. Des problèmes que l’agent exploite pour parvenir à ses fins mais qui, en même temps, le place en véritable père de substitution. Cette dualité est fascinante. Ils leur manifestent de l’amour et finissent par tout obtenir d’eux. Mais quand ils doivent les sacrifier, ils le font. Et ils doivent vivre avec cela. Voilà, c’est cela leur travail.

A. W. : Toute la difficulté pour le spectateur est de pouvoir déceler la manipulation qui se cache derrière tant de sollicitude. Car il y a une exploitation de l’amitié. Les Israéliens et leurs informateurs palestiniens doivent composer avec cette ambivalence.

Le film n’a toujours pas été projeté dans les Territoires palestiniens, mais est sorti en Israël. Quelles ont été les réactions ?

Y. A. : C’était super. Des Israéliens m’ont dit : "L’un des personnages palestiniens a beau être un terroriste, lorsque son père apprend sa disparition, cela m’a brisé le cœur, j’étais troublé". Voilà le genre de réactions que le film peut provoquer. Je pense que "Bethléem" peut permettre de ne plus appréhender le conflit que dans un seul sens.

A. W. : Nous aimerions que le film soit montré en Palestine. Yuval essaie de le faire traduire en arabe. Mais pour compléter ce que l’Israélien dit [rires], je peux dire que mon père n’a pas beaucoup apprécié le fait que ma mère se soit d’une certaine manière identifiée au personnage de l’agent israélien. Ce qui est incroyable avec ce film, c’est que juifs israéliens, Arabes israéliens et Palestiniens puissent le voir de manière différente. Le plus beau compliment qu’on nous ait fait concerne l’absence de manichéisme dans le film. Dès lors qu’on outrepasse tous les symboles du conflit, les personnages gagnent en complexité, avec des états d’esprit différents, des motivations différentes. Nous avons donc choisi de traiter de manière équilibrée une situation qui ne l’est pas : le côté israélien, puissant, organisé, et le côté palestinien chaotique, presque anarchique, des années 2002 à 2005, c’est-à-dire de la seconde Intifada.

Gideon Levy, un éminent journaliste israélien du quotidien de gauche "Haaretz", porte un jugement sévère sur votre film. Il affirme, notamment, que les Israéliens y sont présentés comme les gentils et les Arabes comme les méchants…

Y. A. : Tout le monde ici nous parle de Gideon Levy. Nous, on s’en amuse, parce que sa réaction n’a que peu d’écho en Israël. À part lui, les gens se sont félicités de ne pouvoir affirmer dans quel camp "Bethléem" se situe. Habituellement, on peut facilement identifier un film israélien comme étant de gauche ou de droite. Lorsque des spectateurs me demandent de quel côté je me situe politiquement, cela prouve que mes convictions ne transparaissent pas dans le film.

A. W. : En fait, la gauche israélienne est en désaccord avec l’article de Gideon Levy. Mais il faut savoir que, d’un autre côté, la droite israélienne a dit qu’on dépeignait les Palestiniens comme des anges et les Israéliens comme des démons.

Avez-vous vu "Omar" d’Hany Abu-Assad qui, lui aussi, raconte l’histoire d’un Palestinien qui travaille comme indic pour un Israélien ?

Y. A. : "Omar" décrit la situation d’un point de vue palestinien, mais c’est son but assumé. Lorsque les gens comparent les deux films, ils disent que "Omar" est la version palestinienne et "Bethléem" la version israélienne d’une même histoire. Je trouve cela injuste pour tous les Palestiniens qui ont travaillé sur "Bethléem".

Dans une interview à FRANCE 24, Hany Abu-Assad a affirmé avoir du mal à s’intéresser au cinéma israélien car, pour lui, c’est "l’art de l’occupant". Qu’en pensez-vous ?

A. W. : Pour être tout à fait honnête, la plupart des films israéliens traitant du conflit sont plutôt pro-palestiniens. Les réactions qu’a suscitées "Bethléem" prouvent que le public veut voir des films faisant preuve de neutralité, des films qui ne les sermonnent pas mais qui se contentent de décrire la situation.

Envisagez-vous de retravailler ensemble ?

Y. A. : Jamais. Nous sommes la preuve que le processus de paix ne marchera jamais. [Ils se regardent et rient].