Depuis les attentats du 11 mai qui ont coûté la vie à 48 personnes à Reyhanli, dans le sud du pays, les Turcs manifestent leur colère dans la rue. Ils reprochent à leur gouvernement de les avoir entraînés dans le conflit syrien. Décryptage.
Ils ne décolèrent pas. Depuis l'attentat perpétré samedi 11 mai à Reyhanli, dans la province de Hatay, et qui a fait 48 morts et plus d'une centaine de blessés, les habitants expriment chaque jour leur colère dans la rue.
Colère de l'opinion publique
Furieux, ils reprochent au gouvernement de les avoir entraînés dans un conflit dont ils ne voient pas la fin, en soutenant les rebelles. Certains n'hésitent pas à s'en prendre aux quelque 25 000 réfugiés syriens qui ont grossi les rangs de leur ville.
Des manifestations de colère ont également eu lieu à travers tout le pays, notamment à
Tweet de Fatma Kizilboga, correspondante de France 24 en Turquie
Cleaning day in #Reyhanli on the third day after attacks. #Turkey #Syria twitter.com/FatmaKizilboga…
— Fatma Kizilboga (@FatmaKizilboga) 14 mai 2013Ankara et Istanbul. Car avec l’attentat de samedi, ce sont plus de 80 citoyens turcs qui ont été les victimes directes de la guerre en Syrie depuis son déclenchement en mars 2011. Cinq d'entre eux ont été tués par des obus tirés en octobre depuis la Syrie. Et en février, un attentat à la voiture piégée avait déjà fait 17 victimes à un poste-frontière. De quoi attiser la colère des Turcs déjà critiques de la gestion de la crise syrienne. "L’opinion publique turque reproche au gouvernement d’avoir été trop interventionniste dans le conflit", explique Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Tensions communautaires
Dans un rapport rendu public fin avril, soit quelques jours avant l’attentat, l'ONG International Crisis Group mettait déjà en garde contre les risques de contagion du conflit dans la province de Hatay, précisément. Le rapport souligne la menace pour l’équilibre économique et social de la région que représentent les quelque 400 000 réfugiés syriens accueillis par la Turquie dans la zone frontalière. Il invite aussi la communauté internationale à soutenir la Turquie dans la gestion humanitaire des réfugiés.
Les auteurs du rapport tirent également la sonnette d’alarme quant au risque d’exacerbation des tensions communautaires. La province de Hatay, également connue sous le nom de Sandjak d’Alexandrette, autrefois territoire syrien, a été attribuée à la Turquie en 1939 par la France et était historiquement l’objet d’un contentieux entre les deux voisins. Jusqu’en 2003, date du début du réchauffement des relations syro -turques, Damas n’admettait pas le rattachement du territoire à la Turquie.
Majoritairement peuplée par la minorité Alevis, une branche du chiisme proche des Alaouites en Syrie ( confession du président syrien Assad), "le Hatay constitue ainsi un terreau favorable aux tensions communautaires héritées de la crise syrienne", observe Didier Billion. "Il est évident que la présence des réfugiés, majoritairement sunnites, provoque un déséquilibre communautaire dans la province", explique le chercheur. "Les Alevis de Turquie, très attachés au principe de laïcité, perçoivent comme un danger potentiel cet afflux d’ampleur de réfugiés", poursuit-il. Sans compter la présence en nombre de rebelles armés et autres déserteurs de l’Armée syrienne libre pour qui la Turquie est rapidement devenue une base arrière.
Des rebelles que les Alevis ne sont pas les seuls à voir d’un mauvais œil. "Ces forces rebelles armées qui font la loi dans le Sud sont un gros problème et sont loin de faire l’unanimité dans l’opinion publique turque", souligne Alican Tayla, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de la Turquie. Et d’ajouter : "Beaucoup de Turcs sont très irrités par la présence de ces groupes très hétérogènes et dont certains se réclament d’un islam radical."
Ankara exhorte ses alliés à agir
Tweet de Fatma Kizilboga, correspondante de France 24 en Turquie
Destroyed buildings in #Reyhanli #Turkey #Syria twitter.com/FatmaKizilboga…
— Fatma Kizilboga (@FatmaKizilboga) 14 mai 2013Mis en cause par les manifestants de Reyhanli et ses adversaires politiques, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a tenté, dimanche, de ramener le calme en appelant chacun à "garder son sang-froid face à chaque provocation visant à attirer la Turquie dans le bourbier syrien". Il a également confié aux médias qu’il comptait profiter de sa visite vendredi à Washington pour "demander" au président Barack Obama d'intervenir plus fermement dans la crise.
Avec l’attentat de samedi, la Turquie subit de plein fouet les retombées du conflit syrien et tente de mobiliser la communauté internationale pour endiguer une éventuelle contagion. Lors d’une conférence de presse à Berlin dimanche, le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu a reproché à la communauté internationale son "silence". Selon lui, l’attentat de samedi en est la conséquence
La Turquie paie le prix de "de son soutien appuyé à la rébellion syrienne"
Très peu de temps après la double explosion, les autorités turques ont en effet accusé le régime syrien et plus particulièrement un groupuscule d’extrême gauche baptisé "Acilciler", littéralement les "urgentistes" en turc, classé comme terroriste par la Turquie et jugé proche du régime de Damas. Neuf membres de ce mouvement clandestin, soupçonnés d’être impliqués dans l’attentat, ont été arrêtés et placés en garde à vue dimanche. Ankara s’est en outre réservé le droit "prendre toute mesure" en représailles.
Pour Alican Tayla, l’attentat de samedi est effectivement "en lien avec la politique étrangère turque". Ankara paie le prix "de son soutien appuyé à la rébellion syrienne".
"La Turquie, comme nombres de diplomaties occidentales d’ailleurs, a misé sur un départ d’Assad rapide comme cela avait été le cas pour Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte et s’est engagée très fermement contre le régime syrien et en faveur de la rébellion", estime-t-il. On se souvient du soutien appuyé d’Ankara à la rébellion syrienne, réclamant notamment tôt dans le conflit une zone d’exclusion aérienne. Mais la Turquie s’est rapidement retrouvée isolée face à une communauté internationale incapable d’agir. L’attentat de Reyhanly marque bien l’échec de cette gestion.