logo

L'immolation, un geste de désespoir à forte charge politique

Depuis l'immolation du jeune Tunisien de Sidi Bouzid, une dizaine de personnes ont imité son geste en Égypte, en Algérie et en Mauritanie. Mais selon le chercheur Michaël Ayari, l'immolation n'est pas une spécificité de cette région du monde.

Un père de famille de six enfants, vendeur à la sauvette, s'est aspergé d'essence avant d'allumer un briquet en plein marché, ce mercredi, à El-Oued, en Algérie. Des dizaines de personnes sont rapidement intervenues pour tenter de le sauver. La veille, un avocat d'une quarantaine d'années a tenté de s'immoler par le feu devant le siège du gouvernement, au Caire, en Égypte. Lundi, c'est un entrepreneur mauritanien de 43 ans qui s'est aspergé d'un liquide inflammable dans sa voiture avant d'y mettre le feu. Il entendait, par ce geste, dénoncer "la situation politique du pays et le régime en place".

Depuis l'immolation, le 17 décembre, du jeune chômeur tunisien Mohamed Bouazizi, devenu le symbole de la révolution tunisienne, une dizaine de personnes au moins ont reproduit ce geste dans le monde arabe. Une personne est décédée des suites de ses blessures en Algérie. "Ces évènements semblent, a priori, liés les uns aux autres, indique à France24.com Michaël Ayari, chercheur associé à l'Institut de recherche et d'études du monde arabe et musulman (Iremam). Ces pays sont en tout cas confrontés à des problèmes similaires, tels que la hausse des prix" des denrées de premières nécessité.

"Le feu détruit et régénère" 

Pour de nombreux observateurs, ces immolations traduisent le désespoir d'une partie de la population arabe. Par leur violence et le fait qu'elles ont lieu dans l'espace public et non de façon anonyme, elles revêtent aussi une dimension politique. L'immolation "contient un message pour le pouvoir qui est : 'Je proteste'", explique ainsi à l'AFP Hefny Kedri, professeur de psychologie politique à l'université Ain Shams, au Caire.

"Cette série d'immolations est le signe d'une impasse politique, d'un vide idéologique, confirme Michaël Ayari. Elle révèle que beaucoup de choses ne vont pas dans le sous-bassement social du monde arabe. Sur le plan symbolique, le feu détruit mais régénère aussi, à l'image du phénix qui renaît de ses cendres. Ces gestes peuvent représenter une régénerescence politique : en s'immolant, on détruit ce qui nous détruit." 

Une analyse que partage Nacéra Sadou, psychologue clinicienne et consultante à la Société algérienne de recherche psychologique, citée par le quotidien algérien "El Watan". S'immoler, c'est d'une certaine façon "se réapproprier le droit d’apparaître, une façon d’exister, de dire 'Je suis là', explique-t-elle. Dans la destruction du lien entre le dedans et le dehors, la peau est vécue comme le seul moyen de s’exprimer puisque l’accès à la parole est impossible." 

Psycho-sociologue à Beyrouth, au Liban, Raja Makki estime, elle aussi, que ces actes désespérés constituent un moyen "d'exister". "Il me semble que la population, dans le monde arabe, est à la recherche d'une nouvelle identité, explique-t-elle à France24.com. Les gens sont morcelés entre deux modèles, occidental et oriental. Ils ont beaucoup de problèmes pour exister ; la citoyenneté n'existe pas au sens propre du terme, les régimes ne protégent pas l'individu en tant qu'être humain, en tant que citoyen. C'est un sentiment qui a couvé de façon indirecte et invisible, et qui s'exprime aujourd'hui."

Ni connotation religieuse, ni spécificité arabe 

Symptôme d'un malaise socio-économique, politique et idéologique, l'immolation n'a, selon Michaël Ayari, aucune connotation religieuse. "C'est actuellement le social, et non le religieux, qui prédomine" dans les mouvements de contestation de la rue arabe, affirme-t-il. Ce mardi, la plus haute institution de l'islam sunnite, Al-Azhar, a toutefois rappelé que l'islam interdit formellement toute forme de suicide. "L'islam ne permet pas de se séparer de son corps pour exprimer un malaise, une colère ou une protestation", a indiqué le porte-parole de l'institution, Mohamed Rifa'a al-Tahtawi, tout en précisant que les individus ayant commis ces actes pouvaient être "dans un état d'instabilité mentale". 

Faut-il y voir, en revanche, une spécificité du monde arabe ? Pour Michaël Ayari, la réponse est clairement non. Des moines boudhistes tibétains, par exemple, se sont à plusieurs reprises immolés par le feu. En Russie, en Chine, en Corée du Sud ou en Birmanie, de tels évènements se sont déjà produits. Entre 1998 et 2003, une centaine de personnes ont également tenté de se suicider en s'immolant dans le nord-ouest de l'Iran. 

Si les médias recensent aujourd'hui avec une extrême attention chaque cas d'immolation dans le monde arabe en raison de la révolution tunisienne, force est toutefois de constater que le phénomène n'est pas complètement inédit dans la région. "On assiste depuis quelques années à toutes sortes de suicides sortant du cadre traditionnel, explique Gaci Ali, spécialiste en psychologie sociale, au quotidien algérien "L'Expression". Des jeunes se sont donné la mort en s’auto-mutilant pour contester leur rejet de listes de logements, tandis que d’autres se sont jetés à la mer, préférant mourir noyés plutôt que se faire repêcher par les gardes-côtes", affirme-t-il. 

Au Maroc, en 2005, un groupe de jeunes chômeurs avait, lui, organisé une marche "de l'embauche ou de la mort" avec pour destination le siège de la Primature, à Rabat, en menaçant de s'immoler. En Tunisie, quelques éleveurs avaient également menacé de se suicider à la fin des années 1960 pour protester contre la nationalisation de l'agriculture. 

En s'immolant dans sa petite ville de Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi a, lui, cristallisé les difficultés et les frustrations sociales, économiques et politiques d'une vaste partie du monde arabe, provoquant une onde de choc qu'il n'avait certainement pas imaginé...