Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, une discrète équipe d’archivistes fouille, colle et assemble sans relâche les documents déchirés par la Stasi, la police secrète est-allemande. Un défi digne du mythe de Sisyphe pour ces gardiennes de la mémoire collective, car la quantité de documents abimés, dont certains ne sont pas plus grands qu’un ongle ou qui se détériorent avec le temps, est immense et les archivistes ne sont pas assez nombreuses. On les surnomme les "Puzzle Women", des héroïnes de l'ombre. Reportage de Niagara Tonolli.
En 1989, le régime communiste est-allemand s'effondre avec la chute du mur de Berlin, censé le protéger. Dans la panique et l'urgence, au QG berlinois de la Stasi, la toute-puissante police secrète, l'ordre est donné de détruire sans attendre les millions de fiches et dossiers qui consignent des décennies de surveillance policière. Quand la foule des révoltés pénètre enfin au siège de la Stasi, 111 kilomètres d'archives en tout genre et 16 000 sacs emplis de bandelettes de papier, reliques de millions de dossiers déchirés, sont sauvés par les citoyens.
À l'aube de la réunification, une équipe d'archivistes est alors mise en place pour tenter de donner sens à ce gigantesque puzzle de papier. Des femmes, essentiellement, qui se consacrent depuis une trentaine d’années à cette tâche titanesque. Avec la volonté et l’abnégation des moines copistes du Moyen-Âge, elles assemblent patiemment les fragments de dossiers, reconstituant ainsi l'histoire de leurs concitoyens.
En venant lire leur dossier aux lettres jaunies, les victimes viennent rechercher ce que la Stasi a pris de leurs vies, apprenant parfois qu’un mari, un proche ou un collègue de travail les avaient trahis.
Le travail des Puzzle Women est essentiel pour comprendre l’histoire de la République démocratique allemande (RDA). Mais la tâche est colossale. Seul le contenu de 500 sacs sur les 16 000 au total a pu être traité en 30 ans. On imagine qu'il faudrait encore plusieurs centaines d’années pour restituer manuellement le contenu des 55 millions de pages qui attendent encore d'être assemblées. À moins que de nouvelles technologies et une volonté politique s’accordent pour déchiffrer au plus vite cet amas de confettis, de poussières et de mémoire que certains voudraient relire... et d’autres oublier.