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Après les fusillades en Serbie, le culte de la violence à la télévision mis en accusation

La manifestation d’envergure qui s’est tenue, lundi, à Belgrade, a pointé du doigt le rôle des médias et plus spécialement d’émissions de téléréalité particulièrement violentes dans les deux fusillades qui ont endeuillé le pays la semaine dernière. Un paysage médiatique accusé d’avoir créé un contexte de violence dans le pays.

Des dizaines de milliers de Serbes sont descendus dans la rue à Belgrade, lundi 8 mai, pour rendre hommage aux victimes de deux fusillades qui ont endeuillé le pays la semaine dernière. Une double tragédie rarissime dans ce pays qui détient le record européen du nombre d’armes à feu en circulation au sein de la population.

Aleksandar Vucic, le populiste président serbe, a d’ailleurs promis de “désarmer” le pays en réponse à ces actes de violence. Les deux fusillades, survenues mercredi 3 et jeudi 4 mai, ont fait 19 morts, notamment dans une école maternelle.

Téléréalité ultra-violente

Dans ce cortège rassemblé à Belgrade, c’est un autre responsable qui a été pointé du doigt par une part importante des manifestants. “Il y a eu beaucoup d’appels à la démission des dirigeants de l’autorité de régulation des médias électroniques et à la fin de la promotion de la violence et des comportements violents dans les médias, notamment publics”, souligne Aleksandra Krstic, spécialiste des médias à l’université de Belgrade qui a participé à la manifestation de lundi.

Une dénonciation de la violence sur les écrans qui n’est pas sans rappeler le sempiternel procès des séries et jeux vidéo violents qui se rejoue aux États-Unis lors de tragédies similaires. Mais “l’idée n’est pas d’établir ici un lien direct de cause à effet, mais de souligner que ces événements tragiques sont des symptômes d’un contexte social de plus en plus dominé par la glorification de la violence dans la sphère médiatique”, affirme Nebojsa Vladisavljevic, spécialiste de l’autoritarisme à l’université de Belgrade.

Car la Serbie a sombré depuis une dizaine d’années dans une réalité médiatique alternative dominée par “les discours haineux systématiques contre toute opposition politique au pouvoir et la mise en avant de contenus violents”, assure ce spécialiste. C’est particulièrement le cas des émissions de téléréalité, devenues des machines à audimat dominant l'audiovisuel serbe.

Les deux champions incontestés en la matière - les émissions Zadruga sur Pink TV et Parovi sur Happy TV - ont repoussé les limites de la trash-tv, si bien que les Big Brothers et autres Loft story ressemblent à d’aimables réunions de philosophes anonymes.

Le public français a pu en avoir un avant-goût en 2016, quand le Franco-Serbe Zelko a raconté comment il a pu s’échapper in extremis de cet enfer du voyeurisme télévisuel serbe où il s’était égaré pendant six mois.

Candidat de l'émission Parovi, il avait été régulièrement battu et humilié par les autres participants, puis placé en isolement par la production qui refusait de le laisser partir.

En 2019, une autre candidate, Andelina Nikolic, a aussi raconté aux médias serbes comment elle s’était auto-mutilée et avait avalé du détergent dans l’espoir de pouvoir quitter le plateau de Parovi. Quitte à être emmenée directement à l’hôpital. Mais la production s’est contentée de filmer le tout et de placer la malheureuse en isolement après l’avoir forcée à vomir.

Rendre la violence acceptable

Ce ne sont guère des cas isolés, affirme le site d’information Emerging Europe dans un article publié en 2020 détaillant les dérives de la téléréalité serbe. “Ces émissions font la promotion de la violence à tous les niveaux. Elles la montrent à l’écran, invitent des criminels condamnés à participer et en parlent comme si c’était parfaitement normal”, résume Nebojsa Vladisavljevic.

En 2015, une ONG bosniaque a même lancé une pétition contre l’émission “Farma” (une sorte de “Ferme Célébrités”) accusée d’inciter aux violences ethniques. Mais les critiques contre les émissions de cette nature, qui se sont accumulées depuis près d’une dizaine d’années, n’ont rien changé et "les programmes sont même devenus toujours plus violents”, souligne Nebojsa Vladisavljevic.

Ce n’est pas un hasard si ces divertissements de la téléréalité n’ont fait que monter en puissance depuis l’arrivée au pouvoir, en 2012, du Parti progressiste serbe auquel appartient Alexandar Vucic. Pour les experts interrogés par France 24, ces émissions font partie du projet politique de “manipulation médiatique inspirée des régimes autoritaires turc de Recep Tayyip Erdogan, russe de Vladimir Poutine ou encore de Xi Jinping en Chine”.

Ces émissions trash rendent la violence acceptable aux yeux des téléspectateurs, permettant ainsi aux médias publics de multiplier les discours haineux à l’égard des figures d’opposition sans susciter d’émoi particulier.  “Il faut bien se rendre compte que Vojislav Seselj, l’ancien Premier ministre serbe accusé de crime de guerre par le Tribunal pénal international, est devenu un habitué des plateaux télé où il tient des discours très violent”, se désole Nebojsa Vladisavljevic.

“Ces téléréalités sont un rouage du système où la violence est omniprésente à tous les niveaux”, assure Aleksandra Krstic. Les bagarres entre candidats font “les choux gras des tabloïds contrôlés par des proches du pouvoir, et deviennent des clips largement diffusés sur les réseaux sociaux où les jeunes, qui ne sont pas censés voir ces émissions, peuvent regarder ces extraits en boucle”, résume cette spécialiste.

Des manifestations dangereuses pour le pouvoir ?

Quel rapport avec les fusillades de la semaine dernière ? Ce système promu par le pouvoir “ a créé une génération de jeunes dont les héros sont des criminels qui participent à des téléréalités, ce qui donne au recours à la violence une certaine légitimité", estime Aleksandra Krstic.

Elle veut croire que les tragédies de la semaine dernière vont ouvrir les yeux sur les dangers de ce système et que les manifestations pourront faire évoluer les choses. “Ce qu’on demande déjà, c’est la démission du responsable de l’autorité de régulation des médias électroniques qui est censée sanctionner la diffusion de contenus trop violent et n’a rien fait contre”, assure-t-elle.

Pour Nebojsa Vladisavljevic, les “manifestations vont faire réagir Alexandar Vucic qui connaît les risques pour le pouvoir de ce genre de grands rassemblements. Les défilés géants contre Slobodan Milosevic dans les années 1990 ont joué un rôle dans la fin de son règne”. Le ministre de l’Éducation a déjà démissionné dimanche “et d’autres pourraient suivre”, estime ce spécialiste. Mais, pour lui, Alexandar Vucic ne touchera pas au système médiatique en place, car “dans un régime autoritaire comme le sien, les ministres n’ont pas grande importance, alors que les médias sont essentiels à son maintien au pouvoir”. De nouvelles manifestations sont prévues, vendredi prochain, pour essayer de pousser le pouvoir à faire davantage de concessions.