Voilà seize ans que l’abbé Pierre est décédé. Le mouvement Emmaüs qu’il a créé est toujours aussi actif 74 ans plus tard. À l’heure des enjeux sociaux et environnementaux, les centaines de communautés qui ont essaimé en France et dans le monde sont toujours à l’avant-garde de l’économie circulaire. Reportage.
"J'en peux plus, moi", lâche les bras ballants le compagnon posté devant le 38 de l'avenue Paul Doumer, à Neuilly-Plaisance, chargé de réguler le ballet incessant des voitures et des camions de livraison. En toute état de cause, l'adresse est connue. Seize ans jour pour jour après la mort de l'abbé Pierre, décédé le 22 janvier 2007, le tout premier centre Emmaüs que le célèbre prêtre catholique a fondé en 1949 ne connaît pas la crise. "Les clients sont là, constate Jean-Paul, l'un des responsables de la communauté. Avec l'inflation, les donateurs sont moins nombreux. Mais on met beaucoup d'entrain au tri, à la réparation et au final, on y arrive quand même. L'utopie, devenue réalité par la volonté de l'abbé Pierre, fonctionne toujours 74 ans après sa création".
L'histoire a commencé juste après la guerre. L'Abbé Pierre, qui s'intéresse au sort des mal-logés, accueille dès 1949 des personnes démunies dans une maison bourgeoise qu'il achète avec sa solde de parlementaire à Neuilly-Plaisance, à l'est de Paris. À cette époque, le jeune prélat croise sur sa route Georges, un homme sorti du bagne, qui lui confie sa volonté de mourir. "Je ne peux rien faire pour toi mais toi, tu peux faire quelque chose pour d'autres", lui rétorque le jeune prêtre au ton provocateur. Le concept du "viens m'aider à aider", véritable pilier du mouvement, est né.
Du 9-3 aux cinq continents
Dans les années 1950, l'Abbé Pierre, qui n'a plus son mandat de député, cherche une activité pour vivre. Avec ses compagnons, dans un premier temps, il se tourne vers les chiffonniers, ils collectent et valorisent le carton et la ferraille. Puis, les Trente Glorieuses aidant, ils récupèrent et revendent les affaires dont les gens se débarrassent. Les débuts sont empiriques. Mais la première boutique, qui a ouvert ses portes en Seine-Saint-Denis, ne les a plus jamais refermées. De nombreuses autres ouvriront. Aujourd'hui, le mouvement Emmaüs compte 337 groupes, répartis dans 37 pays aux quatre coins du globe.
À l'heure où les questions environnementales et le concept d'économie circulaire sont au cœur des préoccupations, l'idée de l'abbé Pierre n'a jamais parue aussi avant-gardiste. Le concept a d'ailleurs inspiré de nouvelles enseignes de revente arrivées ces dernières années sur le marché. "Des entreprises comme Leboncoin ou Vinted nous font beaucoup de concurrence. Mais on ne peut pas en vouloir aux gens de vouloir tirer profit d'affaires qu'ils ont acheté au prix fort", concède Jean-Paul.
"Même si l'environnement a changé, on maintient le cap"
La comparaison avec les sites en ligne s'arrête là. Car Emmaüs n'a pas de vocation commerciale, répètent à l'envi les responsables de la structure locale. "L'abbé Pierre était certes visionnaire dans sa volonté de recycler mais il a surtout apporté une dimension sociale au projet. Au sein de notre communauté Avenir, on compte 76 compagnons répartis sur deux sites. On ne peut pas se vanter de sortir des gens de l'ornière, mais c'est une réalité. En cela, les communautés sont singulières des autres modèles économiques".
Les choses ont malgré tout changé depuis la création du mouvement. "Après la guerre, les compagnons qui intégraient la communauté avaient des métiers, explique Jean-Paul. Chacun pouvait mettre son savoir au service du groupe. L'un réparait la toiture, l'autre changeait un robinet. Aujourd'hui, les compagnons n'ont souvent pas de formation et les travaux doivent nécessairement être agrées par un artisan, ce qui nous oblige à toujours devoir rentrer de l'argent pour payer les factures."
Cercle vertueux
Le profil des compagnons a beaucoup changé. "La moitié d'entre eux, issus de l'immigration, ont connu des parcours de vie très compliqués, poursuit le responsable. Ils reviennent de très loin. Ils sont cassés, mais là aussi, on s'adapte."
Dehors, les clients défilent en nombre dans les allées des magasins spécialisés, à l'affut d'un petit trésor : vêtements, meubles, appareils ménagers, jouets, livres, vaisselles. Rien ne manque. Dans les échoppes et sur le parking, les compagnons s'affairent pour aider les acheteurs. Ils donnent les prix des marchandises, aident à transporter les achats encombrants dans les voitures. Un exercice pas toujours simple quand une table basse doit impérativement rentrer dans une C3. "Ce n'est pas facile mais on va y arriver, plaisante Fathia bien décidée à repartir avec sa trouvaille. Heureusement que je peux compter sur l'aide de tous ces hommes. Ce qui n'est pas toujours le cas quand on achète sur Leboncoin. Et puis, on voit ce qu'on achète, on ne choisit pas sur photos. Et surtout, on sait que l'on permet à une communauté de vivre. Et c'est important", conclut la trentenaire qui referme le coffre de son véhicule, visiblement heureuse.