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Guerre en Ukraine : la victoire de Kiev, si proche, si loin

Les Ukrainiens ont multiplié les succès militaires ces derniers jours face à la Russie. À tel point qu’il est désormais de plus en plus question d’une possible victoire ukrainienne. Mais cet objectif est encore loin d’être atteint. 

D’un côté, il y a les troupes russes qui se sont retirées de la deuxième ville d'Ukraine, Kharkiv, dimanche 15 mai, et qui semblent incapables de franchir la rivière Donets pour s’enfoncer dans le Donbass. De l’autre, les forces ukrainiennes ont profité de ces revers pour avancer jusqu’à la frontière russe.

Même la fin du siège d’Azovstal, le gigantesque complexe industriel de Marioupol, dans le sud du pays, peut être considérée comme une victoire pour Kiev. Certes, la poche de résistance ukrainienne a fini par céder, lundi 16 mai, mais "essentiellement parce que les soldats ukrainiens n’avaient plus de munitions et non pas parce que les Russes ont réussi à prendre le site", résume Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.

Ce combat acharné a, en tout cas, porté un coup très dur à Moscou en termes d’image. "La propagande officielle du Kremlin a toujours consisté – au-delà même de la guerre – à suggérer que Vladimir Poutine travaille à rétablir la grandeur russe de l’époque soviétique, mais, à Marioupol, l’armée russe a détruit ce qui était le plus grand site industriel de l’ex-Union soviétique", souligne Jeff Hawn.

De Kharkiv à la frontière russe

Au 82e jour du conflit, le rapport de force a considérablement évolué selon cet expert, qui juge qu’"on est passé d’une situation désespérée pour l’Ukraine à une situation qui peut inspirer un optimisme mesuré à l’état-major ukrainien".

L’incapacité des Russes à prendre rapidement Kiev avait déjà marqué une importante victoire pour l’Ukraine. Mais les objectifs revus à la baisse de "libérer" le Donbass semblaient plus faciles à atteindre pour Moscou.

Sauf que là encore, l’armée russe apparaît à la peine. "Le plus grand accomplissement des Ukrainiens lors de cette deuxième phase du conflit a été de repousser les Russes hors de Kharkiv et jusqu’à la frontière russe", assure Huseyn Aliyev, spécialiste du conflit ukraino-russe à l'université de Glasgow.

Une victoire d’autant plus importante qu’"il ne s’agissait pas de défendre, comme à Kiev, mais de lancer une offensive et de reprendre la ville", ajoute Jeff Hawn. Et dans la foulée de repousser une force numériquement plus importante jusqu’à la frontière.

Ce succès a permis aux Ukrainiens de s’installer sur la frontière russe, ce qui "n’est pas simplement important d’un point de vue symbolique", assure Sim Tack, analyste militaire pour Force Analysis, une société de surveillance des conflits. Car côté russe, non loin de la frontière au nord de Kharkiv, se trouve la ville de Belgorod "qui sert de nœud logistique pour approvisionner les troupes russes sur le front", souligne cet expert. Désormais, l’artillerie ukrainienne a donc une importante ligne de ravitaillement russe dans son viseur.

Un tiers des chars russes détruits

Les Ukrainiens n’ont pas seulement repris du terrain aux Russes. Ils ont aussi infligé d’énormes pertes à l’ennemi. "La Russie a probablement perdu près d’un tiers des forces qu’elle a engagées en Ukraine", a affirmé le ministère britannique de la Défense sur Twitter, le 15 mai.

"C’est une estimation plutôt cohérente avec les informations que nous avons pu glaner de notre côté", reconnaît Sim Tack. Mais pour lui, ce qui est encore plus important, c’est le nombre de véhicules blindés russes détruits ou abandonnés. "D’après les données du site Oryx [qui fait un décompte des pertes de matériel russe, NDLR], la Russie a perdu entre un quart et un tiers de l’ensemble des chars de son armée, ce qui est tout simplement énorme", souligne ce spécialiste.

Là encore, la dynamique joue en faveur des Ukrainiens. Alors que les Russes vont avoir de plus en plus de mal à renouveler le matériel détruit, "les équipements envoyés à l’Ukraine par l’Occident – comme les obusiers américains ou les drones kamikazes américains Switchblade – commencent à arriver sur la ligne de front", résume Sim Tack.

Un ensemble d'éléments qui a poussé le ministère britannique de la Défense à évoquer la "possibilité d’une défaite russe". "C’est une perspective qui peut dorénavant être envisagée, mais l’Ukraine est encore loin de pouvoir affirmer qu’elle a remporté la guerre", assure Huseyn Aliyev.

D’abord, parce que "la Russie a continué à avancer dans la région du Donbass" pendant que les regards étaient rivés sur la bataille de Kharkiv, rappelle Sim Tack. Les forces russes occupent désormais la quasi-totalité de la région administrative de Louhansk et tentent d’en faire autant autour de Donetsk. 

"Les Russes ont gagné du terrain mais à un prix très élevé", assure Huseyn Aliyev. C’est dans ces deux oblasts (régions administratives) de Louhansk et de Donetsk que tout se joue maintenant. L’avantage des Ukrainiens réside dans "leur position défensive très solide de l’autre côté de la rivière Donets", assure Jeff Hawn. De quoi rendre la prise des grandes villes de la région encore sous contrôle ukrainien – comme Kramatorsk ou Sloviansk – très difficile pour les Russes.  

Une victoire ukrainienne possible, mais quelle victoire ?

Mais une potentielle victoire des forces ukrainiennes dépend de leur capacité à reprendre les villes déjà occupées par la Russie. "C’est très compliqué car pour reprendre Kherson, par exemple, il leur faudra traverser de multiples petites rivières et les Russes ne sont pas les seuls à avoir du mal à franchir ces obstacles naturels", souligne Huseyn Aliyev. 

Sans compter que les munitions commencent aussi à manquer côté ukrainien, et "tout dépend de la capacité des pays occidentaux à continuer à envoyer du matériel à l’armée ukrainienne", poursuit cet expert de l’université de Glasgow. 

Encore faut-il, aussi, s’entendre sur les conditions d’une victoire aux yeux de Volodymyr Zelensky. Le président ukrainien a su se montrer assez flou sur la question. Ainsi, début mai, il a assuré vouloir être le président d’une Ukraine "dont fait partie la Crimée [annexée par la Russie en 2014]", souligne le Wall Street Journal. Mais quelques jours plus tard, il évoquait un retour "aux frontières d’avant le début de l’invasion".

"Actuellement à Kiev, il y a clairement une vision maximaliste et une vision minimaliste des objectifs de guerre", reconnaît Huseyn Aliyev. Le problème d’un retour de la Crimée dans le giron de l’Ukraine n’est pas principalement militaire. "Si les Ukrainiens réussissent à repousser complètement les forces russes hors du pays, ils auront un tel avantage que pousser vers la Crimée peut sembler possible", assure Sim Tack. 

Mais politiquement, ce serait une autre histoire. "On passerait d’une guerre défensive à ce qui pourrait apparaître aux yeux des Russes comme une invasion. Auquel cas il y aurait probablement une mobilisation bien plus forte pour défendre une région que la population russe considère comme faisant légitimement partie de la Russie", résume Sim Tack. 

Si l’Ukraine finit par prendre un avantage décisif, les dirigeants du pays n’auront peut-être pas envie d’infliger un camouflet politique trop important à Vladimir Poutine. Il faut en effet se méfier d’un animal blessé qui a un doigt sur le bouton nucléaire.

Un autre scénario serait alors que la guerre se termine sur une double victoire. L’Ukraine pourrait alors affirmer qu’elle a repoussé l’envahisseur, mais pourrait – lors des négociations – laisser la porte ouverte à un statut particulier pour le Donbass afin que Moscou puisse affirmer à sa population que l’objectif de défendre les intérêts des régions pro-russes est atteint.