Plus de deux milliards de doses des futurs vaccins potentiels contre le Covid-19 ont déjà été réservés par les pays les plus riches. Que reste-t-il pour les autres ? Pas grand-chose et c’est un problème aux multiples ramifications.
Aucun vaccin contre le Covid-19 n’est encore disponible mais les stocks à venir sont déjà vides ou presque. Les États-Unis, la Chine, le Royaume Uni et l’Union européenne ont payé pour réserver plus de deux milliards de doses de vaccins, a calculé la revue scientifique Nature, lundi 24 août. De quoi arranger les affaires des laboratoires pharmaceutiques — Sanofi, AstraZeneca, ou encore Pfizer —, mais beaucoup moins des pays pauvres et en voie de développement.
Les États-Unis mènent la danse et ont déjà dépensé environ six milliards de dollars pour s’assurer près d’un milliard de doses de six vaccins en développement. Washington a même posé des options pour pouvoir en commander un milliard supplémentaire. Rapporté à sa population, c'est le Royaume-Uni qui a frappé le plus fort en réservant 335 millions de doses, soit cinq par habitant. L’Union européenne et le Japon ne sont pas en reste, ayant chacun passé commande pour des centaines de millions de doses.
Les laboratoires pharmaceutiques optimistes
“Ce qui est en train de se passer - c’est-à-dire un groupe de pays qui achète à tout-va - est inquiétant, car les capacités de production ne sont pas infinies”, souligne à Reuters Thomas Bollyky, directeur du programme de Santé mondiale au Council on Foreign Relations, un cercle de réflexion américain.
À écouter les groupes pharmaceutiques, il y aurait pourtant encore de la marge. Si la dizaine de vaccins actuellement testés sur des humains venaient à démontrer leur efficacité, il pourrait y avoir jusqu’à 10 milliards de doses disponibles d’ici la fin 2021, d’après les projections officielles des différents laboratoires. Les pays en voie de développement auraient alors encore de quoi faire leur marché pour satisfaire les besoins de leur population.
Mais les experts mettent en garde contre l’optimisme des fabricants de vaccins. Airfinity, un cabinet britannique d’analyses de données médicales, juge qu’il ne devrait pas y avoir plus d’un milliard de doses de vaccins fin 2021. La Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (le Cepi, une fondation internationale pour lutter contre les épidémies) estime, pour sa part, que les laboratoires devraient pouvoir produire entre deux et quatre milliards de doses de vaccins avant la fin de l’année prochaine.
Des projections établies en se basant sur des expériences passées, lors de précédentes épidémies, et sur les infrastructures de production actuelles.
L’histoire se répète
Il ne reste donc déjà plus que quelques miettes pour les pays en voie de développement. Ce qui ne surprend guère : l’histoire se répète, en effet, d’une crise sanitaire à l’autre. Les traitements antirétroviraux pour soigner les malades atteints du VIH, introduits en 1996, ont pendant plus de cinq ans été réservés aux pays occidentaux. Lors de l’épidémie du virus de la grippe A, en 2009, les pays dit industrialisés “se sont d’abord assurés qu’ils auraient suffisamment de vaccins pour leur population avant de donner 10 % de leurs stocks aux nations moins favorisées”, rappelle la revue Science dans un éditorial au vitriol contre le “nationalisme” en matière de vaccin, paru le 14 août.
Face à la pandémie de Covid-19, le patron de l'OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, s'est aussi élevé contre cette loi du plus riche en mettant en garde contre le “nationalisme sanitaire”. Même s’il affirme comprendre “le désir des dirigeants de protéger en premier lieu leur population”, il rappelle que d’un point de vue éthique et scientifique, le comportement des pays dits industrialisés n’a pas de sens.
“Cela revient, en effet, à dire qu’un adolescent américain en bonne santé habitant dans un quartier aisé à proximité d’installations de santé dernier cri va avoir la priorité pour être vacciné sur une médecin qui travaille dans des conditions précaires dans un pays pauvre”, résume Michael Gerson, un conseiller de l’ex-président conservateur américain George W. Bush, dans une tribune publiée lundi par le Washington Post. L’approche vaccinale la plus efficace pour endiguer la pandémie de Covid-19 consiste “à administrer le traitement en premier lieu aux personnels soignants au contact direct avec les malades, puis aux populations qui n’ont pas accès à des structures de soins et aux personnes à risque et, ensuite seulement, au reste de la population”, rappelle la revue scientifique Nature.
Diplomatie du vaccin
La communauté internationale pensait avoir pris les devants cette fois-ci pour éviter les travers du passé et adopter une distribution plus équitable des vaccins à venir. L’OMS, en partenariat avec Gavi (une alliance internationale du vaccin financée par la fondation Bill Gates), a ainsi mis en place un mécanisme spécifique, baptisé COVAX (Covid-19 Vaccine Access), qui doit permettre, en théorie, de réserver un milliard de doses de vaccins pour les pays pauvres et à revenu intermédiaire.
Mais pour qu'il fonctionne, il faut que les pays riches participent à son financement. Ce n’est pas gagné : les États-Unis, la Russie et la Chine ont déjà fait savoir qu’ils passeraient leur tour, tandis que sur les 172 pays à avoir exprimé leur intérêt pour cette initiative, aucun n’a encore pris d’engagement ferme pour aider à rassembler les 18 milliards de dollars nécessaires à l’achat et à la distribution des vaccins. “Les tentatives de convaincre les nations les plus riches à participer n’ont eu que peu de succès”, confirme Brook Baker, un spécialiste des questions de l’accès aux soins à la Northeastern University de Boston, interrogé par Nature.
Il y a donc peu de chance d’échapper, une nouvelle fois, à une vaccination à deux vitesses. Et ce n’est pas qu’une mauvaise nouvelle pour la lutte globale contre la pandémie. Cette course des pays riches pour se réserver la part du lion des futurs vaccins peut mener à une dangereuse diplomatie du vaccin, craint Thomas Bollyky, du Council on Foreign Relations. “Certains pays, comme la Chine ou les États-Unis, pourront conserver des doses qu’ils offriront à d’autres nations en échange des faveurs ou de soutiens diplomatiques”, explique-t-il à la BBC.
En outre, le fait que les pays pauvres seront probablement les derniers servis peut creuser les inégalités économiques. Ces nations vont, en effet, prendre plus longtemps pour sortir de la crise sanitaire et ne pourront, de ce fait, retrouver le chemin de la croissance économique que bien après les pays industrialisés. Un scénario économique qui, vu l’empressement des grandes nations à préempter les stocks de vaccins, semble joué d’avance.