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Google à l'assaut des bibliothèques européennes

Lancé en 2004, Google Book Search entend numériser tous les ouvrages publiés dans le monde. Un projet colossal qui fait l'objet de nombreuses critiques en Europe, où la société californienne a dû présenter, lundi, ses réelles intentions.

Les philosophes des Lumières n’auraient certainement pas désapprouvé. Sur le papier, et du point de vue du lecteur, le projet de Google visant à numériser tous les savoirs du monde a de quoi séduire. Comment ne pas se réjouir en effet de pouvoir consulter, de chez soi, les premières éditions des œuvres fondatrices de la littérature mondiale ? Ou d’accéder, en seulement deux ou trois clics, à de petites curiosités, tel cet exemplaire du "Candide" de Voltaire "traduit de l’allemand" (sic) par un certain Docteur Ralph ?

Mais aux yeux de nombreux auteurs et éditeurs européens, le géant américain du Web n’est ni Diderot ni d’Alembert. Sur le Vieux Continent, d’aucuns soupçonnent en effet le numéro un mondial des moteurs de recherche de s’intéresser davantage à son chiffre d’affaires qu’aux belles lettres.

En avril 2009, soit près de cinq ans après avoir débuté son projet de numérisation, Google se targuait d’avoir déjà scanné, aux Etats-Unis, plus de 7 millions de livres libres de droits ou épuisés en librairie dans l’objectif de leur offrir une deuxième vie grâce au Net. Avec la bénédiction des principaux acteurs de l’édition américaine.

En 2008, après des années de batailles juridiques, le moteur de recherche, les associations américaines d’éditeurs (AAP) et le syndicat des auteurs (the Authors’ Guild) se sont en effet entendus sur un partage des revenus générés par l’exploitation des livres numérisés. Selon les termes du compromis, Google percevra 37 % des bénéfices, auteurs et éditeurs se partageront le reste.

Démocratiser l’accès au savoir

Rien de très rassurant pour les ayants-droits européens qui prêtent au géant de l’Internet l’intention de profiter de l’accord signé aux Etats-Unis pour mettre en vente, sans leur autorisation, des livres sous prétexte qu'ils ne sont plus disponibles outre-Atlantique.

A l’invitation de la Commission européenne, des représentants de Google se sont rendus, ce lundi, à Bruxelles afin de fournir quelques explications sur un projet qu'ils présentent comme un moyen de démocratiser l’accès au savoir sur Internet. "Il est important que des livres [épuisés] ne soient pas laissés à l'abandon, s’est défendu Dan Clancy, directeur de Google Book Search. L'intérêt de Google est d'aider ces personnes à découvrir des livres." Et - promis, juré - les ouvrages publiés et toujours commercialisés sur le Vieux Continent ne pourront être vendus aux Etats-Unis sous leur forme électronique qu'avec l'autorisation express des ayants-droits.

"C'est un pas dans la bonne direction, a commenté, lundi à l’AFP, l’une des représentantes de l'association des libraires et éditeurs allemands, Jessica Sänger. Cela montre qu'on peut encore changer l'accord conclu aux Etats-Unis." D’autant que ce dernier n’a toujours pas été validé par la justice américaine.

Mais, paradoxalement, c’est la numérisation des ouvrages libres de droit qui préoccupent davantage les détracteurs de Google Book Search. Au premier rang desquels l’ancien président de la Bibliothèque nationale française (BNF), Jean-Noël Jeanneney, qui n’a que très peu goûté les récentes annonces de son ancienne maison. Le 18 août, le directeur général adjoint de la BNF, Denis Bruckmann, a annoncé dans les colonnes du quotidien économique "La Tribune", que l’institution, après s’en être longtemps abstenu, avait entamé des négociations avec Google en vue de la numérisation de ses fonds. Une volte-face que la BNF, qui a déjà numérisé, seule, quelque 250 000 volumes pour son programme Gallica, tente d’expliquer par le coût élevé du projet. Selon Denis Bruckmann, "la seule numérisation des ouvrages de la IIIe République française coûterait entre 50 et 80 millions d’euros".

Inquiétudes

Mais pour Jean-Noël Jeanneney, l’idée de confier à la société californienne "la responsabilité du choix des livres, la maîtrise planétaire de leur forme numérisée et la quasi exclusivité de leur indexation sur la Toile, le tout étant au service, direct ou indirect, de ses seuls gains" est insupportable. Mêmes inquiétudes du côté de Microsoft et de Yahoo!, les concurrents de Google, qui redoutent que la société californienne ne s’arroge le monopole de la numérisation des livres.

De leur côté, les autorités françaises ont, elles aussi, émis, ce lundi, des réserves quant au projet développé par Google. "Il y a beaucoup d'œuvres européennes dans la base de données de Google [qui] peut numériser ces œuvres sans l’autorisation des auteurs européens", a observé Nicolas Georges, directeur adjoint du livre et de la lecture au ministère de la Culture et de la Communication, qui compte transmettre "ses observations au tribunal américain aujourd'hui ou demain."

Le 19 août, au lendemain de l’annonce d’un rapprochement entre la BNF et Google, le ministre français de la Culture, Frédéric Mitterrand, avait indiqué que la "numérisation" du patrimoine français ne pourrait se faire que "dans une garantie d'indépendance nationale absolue". Le rêve des Lumières n’est pas près de se concrétiser.